La Traversée de l'atlantique (première partie)


Lundi 15 janvier 2001.

00 h 25. Le vent est repassé Nord-est. Je viens donc d’affaler la grand voile. Elle dévente toujours autant le génois, si le vent se maintient, j’installerai le tangon.

08 h 40. Après une nuit ponctuée de tranches de sommeil de 26 minutes (j’allonge) et de 3 cargos, je tangonne le génois.
Le vent est proche de la pétole avec une mer suffisamment formée pour créer un fort roulis. Le génois se ballade dans tous les sens. C’est ennuyeux. Je suis fatigué.
La première nuit est toujours éprouvante. Manque d’habitude, changement de rythme brutal etc...

11 h 10. Le vent vient de changer d’amure je suis obligé d’empanner.

11 h 40. Météo sur ma toute nouvelle petite radio vent 3 à 5 voir 6 de Nord-est. Donc OK pour continuer. De toute façon je n’ai plus guère le chois maintenant.

13 h 00. Voilà. J’ai mangé mes deux derniers œufs avec du saucisson et un avocat. Pas encore pris de dessert. Dehors c’est la pétole, je viens de renvoyer le Volvo.
Papa avait bien raison, le vent est très irrégulier ici. Au moins il est portant ce qui en soi, est une belle qualité. Je me suis pas encore habitué.
La navigation est, pour l’instant, et j’insiste sur cette précaution, cool. Je lis le catalogue Cruiser Mat Express. L’étalage de tout ces équipements flambants neufs et tout aussi nécessaires les uns que les autres, me fait un peu rêver. Je dis un peu, parce que justement, faut pas rêver.
Un bateau n’est pas une usine à gaz et ne doit surtout pas en devenir une.

15 h 00. J’envoie le spi. Le vent semble ne pas forcir d’avantage. Il se stabilise à 10 nœuds je pense. Pas de moutons sur la mer. C’est musclé, mais ça tient bien le coup.
Je surveille de près.

16 h 45. Le vent devient trop fort pour le spi. Je l’affale par l’écoute (une première) ça marche bien aussi. Je range tout, renvoie le génois tangonné puis affale la grand voile.
Je passe une bonne demi-heure à recoudre un début d’accroc sur le spi. Ceci fait, il rejoint son coffre près de la résistance de régulateur d’éolienne.
Peut-être un reste d’angoisse qui persiste. Le paysage est assez lugubre. Le ciel est très chargé et surplombe une mer gris sombre bien formée.
L’hiver semble ne pas vouloir me lâcher encore. Le pull-over me colle toujours à la peau. J’appréhende un peu la nuit avec son lot de manœuvres dûes à l’instabilité du vent.
La fatigue rend toute action plus difficile, lente et laborieuse en son exécution. Le bateau roule beaucoup par cycles réguliers. Le calme relatif que Winnibelle traverse, est toujours suivi d’un train de 2 ou 3 vagues qui l’entraînent dans un roulis à peine imaginable quant on regarde un bateau au port bien amarré.
Les mouvements en mer et particulièrement ceux sur l’océan, sont énormes par rapport au référentiel terrien auquel nous sommes tous habitué.
Je me pose toujours la question de ce que je vais me faire à manger ce soir. Préparer un repas, même simple, dans ces conditions de mer, devient dissuasif.
La partie paresseuse de soi susurre à l’oreille que finalement je pourrai bien me passer de manger ce soir.
Mais l’autre plus rationnelle me fait remarquer à juste titre que les alizés risqueront bientôt de me balayer du pont si je continue à perdre du poids !!
Je pense à Maman pendant sa première traversée, responsable de la logistique et de la nourriture pour 4 personnes à bord du Tarenne !! Quelle santé.

19 h 50. Bon je me l’a suis faite cette tambouille. Ail revenu avec de l’huile d’olive, des olives vertes justement et du thon. Ensuite j’ai mélangé le tout avec de la sauce tomate et de la semoule. Une sorte de taboulé chaud. C’était mangeable, avec en plus des restes pour au moins trois repas. Le vent ne débande toujours pas.
Ca marche du feu de dieu. Pourvu que ça dure.

 
Mardi 16 janvier 2001.

01 h 45. Les à-coups du génois m’indiquent qu’il a envie de changer de panne pour changer d’air. Alors branle-bas de combat, vêtements, harnais, projecteur de pont et on y va.
La manœuvre se passe bien. J’ai modifié ma technique pour installer le tangon. Maintenant (conseil de Papa) j’enroule le génois totalement, installe le tangon, et seulement ensuite lorsque tout est prêt, je déroule le génois pour faire venir son point d’écoute en appui sur le tangon.
Avant, tel Hercule en plus stupide, je me battais en gueulant pour amener à la force des bras le point de tangon sur son œil au mât, après l’avoir sécurisé sur l’écoute de génois déroulé. Cela ne pouvait marcher que par vent faible. Mais dans les parages des alizés, je me suis épuisé une fois. Les muscles des avants bras au bord de la tétanisation.
Ce genre de chose en général déclenche une mise en action des neurones du cerveau. Donc maintenant la technique est au point. Heureusement vue le nombre d’empannage que je dois me farcir. Le vent souffle toujours aussi fort. Winnibelle trace bien sa route sous génois seul. Le pilote travaille peu tant mieux.
Même l’éolienne tourne correctement. Je me sens mieux après une série de tranches d’une demi-heure de sommeil de 20 h 00 à 01 h 45. Je sens l’énergie revenir.

10 h 00. Je me suis pressé quatre petites oranges canariennes. Elles n’ont l’air de rien mais elles sont très bonnes et sans pépins.
Ensuite je me suis astreint à une gymnastique matinale. Je vais tenter de m’y tenir pour ne pas trop perdre de masse musculaire durant le prochain mois.
La météo est bonne toujours du Nord-est 4 à 5 et 6 entre le 25ème et le 20ème parallèle.
Zone dans laquelle je viens de rentrer ! Donc ça décoiffe et en plus je recharge les batteries car l’éolienne tourne bien. Enfin je crois qu’elles sont en train de se recharger !!
Sans ampères/mètres sur les batteries ou en sortie de régulateur d’éolienne, c’est un peu dur de savoir exactement ce qui s’y passe. Je contrôle de temps en temps aux bornes d’une prise 12 v sur mon tableau de bord. J’ai 12,4 v. Donc c’est bon.

12 h 30. J’ai encore contrôlé le voltage toujours 12,44 v et se faisant j’ai aussi découvert une petite fuite d’eau qui semble provenir de l’arrière du bateau. Je ne pense pas que ce soit le presse étoupe car je l’avais resserré à Grand Canaria. Peut-être s’agit-il des évacuations situées normalement au-dessus du niveau de l’eau mais qui, vu la vitesse du bateau (+ de 6 nœuds) sont maintenant immergées par la vague de poupe. La fuite est réelle mais peu importante. Donc à surveiller de près sans s’alarmer inutilement.
Je me rends compte qu’un vieux bateau représente des dangers dûs aux fuites diverses et variées. Je suis toujours aux aguets pour ne pas me faire prendre de vitesse par un nouveau problème. Le bateau fatigue et s’use. D’où pour l’avenir, une recherche constante de la simplicité et de l’efficacité. En attendant, c’est une véritable épreuve ce voyage.
Winnibelle me donne des soucis en permanence. J’espère que l’ensemble des systèmes vont se stabiliser rapidement pour que je puisse me relâcher un peu et méditer sur autre chose que la fuite par là, le pilote fragile, va-t-il tenir pendant un mois, l’éolienne recharge-t-elle bien, le moteur présente une faiblesse au niveau des absorbeurs de vibration (j’ai découvert ça hier), l’enrouleur va-t-il se démantibuler en cours de route ? etc, etc.
Cette composante du voyage, je l’avais sous-estimée. Elle te ronge pourtant le moral. Il faut sans cesse lutter contre le pourrissement du rafiot sur lequel tu navigues.
Une fois lancé sur sa trajectoire, la pourriture le guette et lance ses attaques aussi sournoises qu’inattendues. Ce n’est pas au port bien à l’abri et proche des stocks et savoir-faire technique que le problème va surgir, mais bien là où tu espères qu’il ne se produira pas. Alors je guette. C’est le rôle du skipper.
Nul repos n’est vraiment possible pour le skipper. Comme je comprends papa et ce qu’il a dû vivre avec ses enfants et sa femme à bord du Tarenne, un bateau qu’il a fabriqué de ses mains sans l’appui tellement nécessaire de l’expérience vécue. Il faut des nerfs bien trempés pour tenir.
Je suis en train de forger les miens à l’enclume du voyage. Ce n’est pas toujours sans douleurs !! Mais comme disait Claude Cire, toute mue est douloureuse.

17 h 00. Heureusement pas grand chose à signaler pour cette journée. Le vent s’est maintenu au Nord-est force 5 à 6. C’est fort et pas vraiment reposant comme navigation. L’intérieur du bateau est rempli de mille bruits liés aux objets qui se baladent dans les coffres et équipets. Par-dessus ce brouhaha continu, on perçoit le vrombissement sourd du pilote qui travaille bien pour le moment. Sa vibration se transmet à toute la structure du bateau. Il y a aussi un léger couinement, comme ceux qu’émettent les dauphins lorsqu’ils jouent autour du bateau. Ce sont les balais situés dans la partie basse de l’éolienne qui font ce bruit là. J’espère que cela ne présage rien de mauvais.
Si ça couine, cela veut dire qu’il n’y a pas d’humidité. C’est plutôt bon signe ! Je me rends compte aujourd’hui que la traversée va être longue. Seul, les données sont différentes.
J’espère que je n’arriverai pas de l’autre côté complètement timbré ! Je suis curieux d’observer les effets que génèrera la solitude sur moi. Une chose est sûre, cette aventure me changera profondément et à jamais. Il y a des expériences, dans la vie, positives ou négatives qui changent la vie d’un homme.
Je crois que tout ce qui nous arrive peut-être transformé en positif. La perte de mon fils, ce voyage éprouvant, etc...
Autant de grands moments forts qui forgent un grand coup de marteau.

19 H 40. Je m’apprête une fois de plus à rentrer dans la nuit. Tout va bien si ce n’est ce vent fort qui m’angoisse un peu. La mer est plus grosse que celle que j’imaginai dans ces eaux. Je pensais que les conditions seraient plus clémentes un chouia plus douces. Mais non, il faut naviguer avec. La bonne contrepartie, c’est que Winnibelle trace bien sa route et avale les miles en bonne quantité. Evidemment c’est relatif comparé à d’autres types de bateau. Le centurion est un marcheur. Alors il y va à son rythme.
Tant mieux. Je ferai tout pour que ça dure.

20 h 00. J'ai mangé pour la troisième fois de mon taboulé avec un peu de fromage leerdamer. Je me suis brossé les dents. Hier je m'étais lavé les pieds ! Demain à qui le tour !
Je vais pas tarder à prendre mon pote le minuteur et on va repartir pour une nuit en duo. Fugain chantait " mon jean et moi ", il faut que j'en créée une du style : " je sais pas vivre sans toi oh mon minuteur adoré ". J'ai encore rallongé le temps des tranches 35 minutes chacune.
A part la première nuit depuis mon départ de Las Palmas, je n'ai pas encore vu un seul navire, tant mieux.

23 h 00. Le vent a forci, et lors d'une grosse aulofée, le bateau a pris un gros coup de gîte qui m'a expulsé des fruits du filet. Je me rue vers l'extérieur pour voir si le tangon n'a pas touché la surface de l'eau. Apparemment non mais cette idée s'impose dans ma tête comme un événement à absolument éviter. Alors je réduis le génois. Ca va mieux le bateau ne part plus au lof comme avant. Mais je n'arrive pas à dormir. Les conditions sont trop vigoureuses et malgré moi je suis en alerte.

 
Mercredi 17 janvier 2001.

00 h 58.
Je capte quelques commentaires d'un invité dont j'aurai aimé écouter l'interview. Il s'agit de Philippe Monnet sur France-inter.

02 h 20. Le croissant (décroissant) de lune se lève.

08 h 10. Je vais jusqu'au bout de ma tranche de sommeil pendant laquelle je dors très peu. Je n'ai pas cessé de me lever, d'observer avec inquiétude les mouvements du bateau. Pour dormir plus facilement, j'ai sorti la toile antiroulis côté tribord. Elle est très étroite et me bloque enfin. Je n'en pouvais plus de ce roulis infernal.
Avant cette nuit, les conditions étaient acceptables (non pas que je refuse d'accepter celles-ci) et j'arrivai à m'assoupir sur le ventre. Mais cette nuit, impossible de fermer l'œil même sur le ventre. J'avais l'impression de me vider de mes boyaux à chaque balancement.
Aux Baléares je me souviens m'être irrité pour un petit roulis persistant au mouillage. Je serai heureux aujourd'hui si je ne pouvais avoir que cela à subir. Décidément c'est musclé, le bateau travaille. Il doit tenir le coup pendant un mois. Je pense qu'au fur et à mesure que l'arrivée approchera, ma tension se relâchera un peu. Car aujourd'hui, face à une telle distance, je suis inquiet pour les équipements et notamment Z.
J'attends 9 h 30 pour faire un point GPS. Cela me donnera la distance parcourue en 24 heures. La mer est pleine de moutons. Ca fait déjà la deuxième mini-déferlante que je reçois. Heureusement elles n'ont généré que de l'embrun.

11 h 45. La météo est toujours aussi bonne, Nord-est force 4 à 5, ce sera moins stressant qu'hier avec du 6. Au point GPS de ce matin, j'ai fait une moyenne de 5,5 nœuds sur une distance de 130 miles. Ca commence à ressembler à des distances raisonnables comparées aux journées passées à tirer des bords contre le Sud-ouest en Méditerranée et en Atlantique avant Ténériffe. Je n'ai pas fait grand chose aujourd'hui. Je me suis rassuré un peu plus en réglant le pilote sur son absolu minimum d'activité. J'ai fait fonctionné la VHF sur son pack-batterie. Ca marche. Modifiée comme elle est aujourd'hui voilà une petite VHF tout à fait intéressante. Elle fonctionne sur 12 V réseau bateau à bord avec une antenne tête de mât. Puis elle peut-être emportée n'importe où avec un pack-batterie et son antenne indépendante.

15 h 15 Ca va mieux, le vent est moins fort, le soleil brille mais la mer est toujours aussi forte. Je suis retranché à l'intérieur avec les portes de la descente installées (celles en plexiglas). La nuit ayant été éprouvante pour cause de peu de sommeil, j'ai passé la journée à tenter de me reposer. Je vais voir si j'ai le courage de faire ma gym !!

20 h 00. Bon, je me suis résolu à la faire cette gym. Un peu plus tard j'ai passé une heure sur la plage avant à contempler le paysage. Ensuite j'ai préparé des pommes de terre en sauce à la cocotte-minute avec des champignons, des olives du petit salé et des oignons. C'était bon mais je n'ai pas très faim. J'ai un nœud à l'estomac.
Pendant la préparation du repas, j'ai entendu un bruit sourd du côté du compartiment moteur. C'est un des cylinbloc qui s'était serré, il faut que je répare ça demain. Voilà pour aujourd'hui. Winnibelle avance toujours sereinement pour l'instant. En remplissant ma lampe à pétrole comme je le fais tous les soirs, je n'ai pu m'empêcher de penser à Marin-mari qui devait s'acquitter de cette corvée tous les soirs pour tous ses feux de navigation. Quel enfer avec ce roulis !!
C'était quand même des types extraordinaires ces anciens, sans pilote, sans GPS, sans électricité. Et en plus seuls. Je les respecte énormément ces hommes hors du commun. Me voilà encore à l'orée de la nuit. Le vent ne débande pas. Il souffle toujours aussi régulièrement Nord-est force 4 à 5. Au moins l'éolienne remplie son office.

 
Jeudi 18 janvier 2001.

00 h 15.
J'ai dormi un peu de 21 à 23 heures puis je me suis levé pour manger des amandes au chocolat offertes par Julie. Elles sont délicieuses. Le bateau fait plus que tailler sa route, il fonce littéralement. Il travaille dur contre un environnement qui ne lui fait aucun cadeau.
Moi dans son cocon protecteur, bien au sec, j'écoute une voix de femme. Elle parle d'un texte qu'elle a écrit. C'est beau, rassurant et chaleureux. Je l'imagine dans un des studios feutrés de Radio-France sur le bord de la Seine à Paris. C'est la magie de la technologie, à des milliers de kilomètres de là, en plein Océan Atlantique, je partage un petit moment avec cette femme. Sa voix porte au-delà des montagnes et des océans. Peut-être suis-je une des rares personnes à l'écouter à cette heure tardive, 01 h 15 en France.
Alors je lui rends hommage, pour son travail ce soir. Elle agit un peu comme un sémaphore de l'esprit. Son nom est Macha. Je vais maintenant tenter de dormir malgré le roulis formidable et le bruit de tout ces objets instoppables, qui cognent à chaque mouvement du bateau.

01 h 30. Je viens de voir un cargo sur bâbord. Même si loin de tout il faut ouvrir l'œil ! Tiens le Président Désirée Kabila du Congo est mort. Paix à son âme.

04 h 00. Quelquefois on a des visions prémonitoires. Je parlais de Marin-mari et sa corvée de remplissage de lanternes, et bien je viens de me lever, constatant que la lampe à pétrole s'était éteinte, j'ai voulu la rallumer. Mais en sortant d'une courte phase de sommeil, une grosse vague en a profitée pour cabrer le bateau de telle manière que j'ai fait tombé la lampe. Evidemment, le verre s'est cassé, le pétrole s'est répandu, et pour finir j'ai jeté l'ensemble à la mer (de rage).
En plus la grosse vague est passée par l'écoutille du rouf (le point le plus haut du pont !!) et m'a copieusement arrosé une partie de la couchette et de ma grosse couette. Sympas. Décidément la mer est difficile sur des petits bateaux comme le mien. Je suis obligé de tout fermer. En plus, il semble que ça souffle plus fort dans la nuit. Enfin, j'ai une couette de rechange que je devais utiliser de toute façon car l'autre est maintenant trop grosse pour ces latitudes. Il ne fait pas encore chaud.
Je suis toujours en jean, pull-over, tee-shirt, chaussettes. Mais c'est mieux. Avec un peu de séchage tout devrait rentrer dans l'ordre.
Ce matin, après mon point GPS, je vais essayer de resserrer les cylinblocs.

09 h 28.
Le point GPS me donne une distance de 150 miles, par rapport au point d'hier encore trois jours et je me trouverai sur la route Ouest des alizés. Il faudra sûrement que j'empanne. Mais je verrais quand j'y serais. J'ai donc navigué à 6,25 nœuds de moyenne. Pas mal pour un petit bateau. Je suis impatient de me trouver au niveau de la latitude du Cap-Vert. D'après la météo la mer est moins forte. J'espère pouvoir ralentir un peu mais surtout faire souffrir le bateau moins qu'il ne le fait actuellement. Je n'ai réussi en serrant comme un damné qu'à réduire le nombre de déplacements par minute du cylinbloc. Je ne peux pas l'empêcher de déraper de 3 mm sur la droite ou sur la gauche. C'est dur. Je considère ce voyage comme une véritable épreuve. Si mon bateau était parfaitement fiable, alors la traversée en elle-même prendrait une allure de villégiature, proche de ce que l'on appelle la plaisance. Mais les moments de navigation que je vis sont constamment menacés par de la casse ou des problèmes techniques dûs à l'âge du bateau ou à la fragilité de certains investissements. Il me faudra plusieurs remises à niveau et améliorations pour pouvoir naviguer enfin sereinement. Ce n'est pas impossible et même si la mer est dure pour les systèmes, je suis convaincu qu'avec les équipements adéquats et proprement installés, la navigation peut devenir plaisante. En ce qui concerne Winnibelle, il n'y a plus que le moteur, et le pilote qui me donnent quelques soucis. Si ces deux éléments se maintiennent et surtout ne se dégradent pas, alors je pourrais me relâcher au cours des jours.
Chaque jour qui passe est une victoire pour moi. Le pilote fonctionne toujours, le moteur ne s'est pas désolidarisé de la coque, l'éolienne continue de fournir l'électricité nécessaire pour le feu de navigation et le pilote. La fuite n'augmente pas et ne requiert que 30 secondes de pompage par jour. Voici le bilan technique qui me fait gagner une journée.

17 h 55. Tout va bien malgré la force des éléments qui elle reste inchangée. J'ai fait tourner le moteur pendant une heure puis ai tout nettoyé ensuite. Le bateau tient bien le coup pour le moment. Je regarde tous les jours les câbles, haubans, écoutes et voiles. Le génois est toujours fidèle au poste réduit et tangonné. Il n'offre aucun mouvement relatif car bloqué de partout. Il ne fait que son office, c'est-à-dire propulser. Mais quel roulis nom d'un chien. Ca n'arrête pas.
Dieu créa la femme pour perturber l'homme sur terre et, sur mer, comme celle-ci n'y venait guère, Dieu créa le roulis. Même effet. Il handicape chaque mouvement, chaque action, chaque décision sans pour autant la stopper. Il use petit à petit le moral et le physique.
Vivement une baie tranquille avec une gentille fille pour partager mes moments. Comme quoi on ne pourra jamais se passer d'elle.

20 h 00. De nouveau face à la nuit. Seul. Le vent forci à chaque fois que le soleil se couche. Je le constate avec le pilote qui à cette heure-là commence à éprouver certaines difficultés. Il est obligé de rester hors trajectoire plus longtemps que ses 20 secondes préréglées. Il se met donc à biper jusqu'au retour sur trajectoire. Il ne le fait que la nuit. La nuit sans lampe à pétrole qui gît actuellement par 4 000 m de fonds. Je me demande quel sera l'heureux pensionnaire de ma lampe. Un ex-gardien de phare peut-être. Aussi chiante que fut sa manipulation, notamment au niveau du remplissage de la cuve, elle répandait une légère lueur chaleureuse à l'intérieur de l'habitacle. Maintenant c'est fini jusqu'au prochain stockiste de lampe à pétrole. Le bateau craque de partout. De temps en temps un bruit nouveau surgit des profondeurs d'un de mes coffres. Une casserole qui se repositionne. Seul, c'est long. Personne à qui parler. Personne à écouter. Seul avec mon bateau.
Ce voyage est un révélateur. Il me montre l'essentiel car je ne l'ai plus. Passez tant de temps seul m'ouvre les yeux sur les richesses de ma prochaine rencontre. Ce couple et leurs enfants rencontrés à Las Palmas, je les ai dévorés d'amitié tellement m'apparaissait essentiel l'échange entre humains après tant de temps passé à méditer seul sur l'eau etc..
Il en va ainsi pour tout. Je souffre seul pour goûter la saveur exquise de ce que je n'ai plus et retrouverai peut-être. Assis sur un fauteuil confortable à la terrasse d'une maison tropicale goûtant aux joies de l'amitié, de l'échange, quant tout est harmonie, complicité et chaleur humaine. Voilà des joies simples que je serais en mesure de comprendre et surtout d'apprécier pleinement. Cette aventure est formidable dans le sens du dépouillement nécessaire vers lequel je veux tendre.
En attendant ça secoue durement. Un train de vagues chiantes vient de passer me laissant crispé sur mes appuis, et mon stylo.

 
Vendredi 19 janvier 2001.

03 h 00.
J'aperçois un cargo assez loin sur le secteur tribord avant, allant vers le nord-ouest.

09 h 30. Aujourd'hui le point GPS me donne 150 miles parcourus, exactement la même distance qu'hier soit 6,25 nœuds de moyenne.

11 h 40. Météo, toujours la même 4 à 5 Nord-est donc pour le moment je n'ai rien à modifier concernant les réglages. Le bateau est plutôt bien stabilisé pour le moment. Je pense aux préparatifs du repas avec son cortège d'acrobaties. Même pour écrire dans ces conditions, je suis obligé de faire des efforts, changeant sans cesse mes appuis pour que la main et son stylo ne bougent pas trop. Bon ce sera du riz, oignon, ail, petit sâlé de Lalie, olives vertes et champignons. Cette fois-ci pas de thon. Une première.
Avant cela je me suis allongé sur le pont avec ma paire de jumelles offerte par Serge et Suzie. Comme le prescrivent les Glénans (que je lis en long en large en travers et sans oublier les diagonales !!) il faut contrôler le grèment et tout ce qui s'y trouve chaque matin.
Ouais !! Va contrôler quelque chose sur un bateau qui roule comme le mien. Ou alors il faut être capable de maîtriser les informations que tu reçois durant 1/10e de seconde quand ton corps, ta tête et les jumelles passent sur le point de la tête de mât alors que l'ensemble est en chemin malgré lui pour aller regarder sur bâbord la tronche qu'on les vagues en biais puis pareil sur tribord !!!
Après la bouffe et la vaisselle, eh oui il y a la vaisselle immédiatement après la bouffe sous peine de devenir fou avec le bruit que cela fait dans l'évier en te rappelant à chaque roulis qu'il est temps de passer à l'éponge !
Donc après tout ça, j'ai calibré le pilote pour qu'il se mette en alarme au bout de 25 secondes et non 20 comme avant.
Car depuis son réglage sur la position : " je bulle le plus possible ! " z me ramène le bateau parfois au-delà des 20 secondes avec l'alarme qui se met en route car cela fait plus de 20 secondes que le bateau se trouve à plus de 20° de sa trajectoire. Maintenant il ne bipe plus.

20 h 00. Journée sans histoire. Le vent s'est un peu calmé ce soir. Le bateau souffre moins et moi avec. Je ne sors pas beaucoup dehors. Rien ne m'y encourage.
Hormis l'inspection générale quotidienne, je préfère rester à l'intérieur de mon cocon. D'abord la mer est agitée et mouille le pont et le cockpit à intervalles réguliers. De plus il ne fait toujours pas chaud et je m'attendais à une vie animale plus fournie. En fait pour l'instant je n'ai rien vu. Evidemment il n'y a pas d'oiseaux, pas de dauphins, pas de baleines. C'est une mer qui me semble aussi agitée que vide. Peut-être verrais-je quelques poissons volants plus au sud qui sait. La solitude me pèse dans cette mer si vide.
Mais cela fait partie du jeu. Après presque une semaine de navigation depuis Grand-Canaria, je sais que cela sera dur de tenir jusqu'au bout. J'en arrive à souhaiter tellement fort d'aimer les gens. Ma famille me manque, leur amour, les repas familiaux autour de la grande table du séjour à St Cyprien quand tout le monde est là.
Je prends soudain conscience avec une réelle acuité de l'importance de ces rencontres. L'énergie qui s'y trouve est notre seul moteur véritable. La famille s'est agrandie de façon remarquable. Graziella a fait rentrer Matt, que nous aimons tous, dans la famille. Les enfants nous remplissent de joie et d'admiration. Marc nous a fait connaître Nathalie, une personnalité forte et très attachante. Il n'y a que moi qui semble incapable de tel prodige.
Trouver quelqu'un de vraiment bien fait partie de ces missions impossibles. J'attire toujours des personnes chargées de problèmes ou habitées sinon totalement, au moins en partie, par le mal. Enfin je ne m'apitoie pas sur mon sort. C'est à moi de gérer mon incompétence. Au moins je sais que j'aurai trouvé quelqu'un de bien le jour où elle sera unanimement reconnue et appréciée de toute ma famille. Mais cela ne fait même pas partie de mes objectifs. J'y pense aujourd'hui car la solitude me pèse.
Alors on en vient à imaginer une vie à deux. Ai-je donc perdu la tête. Pas question. Je dois me le dire et le redire.
Après ce voyage je verrai la vie certainement avec d'autres yeux mais pas au point d'accepter de nouveau une autre personne dans ma vie. En attendant, il est 20 h 30 temps universel et la nuit est tombée.
Je m'apprête une fois encore à pénétrer dans l'opacité de la nuit. Je n'aurai même pas de lune ce soir car c'était son dernier croissant hier.
Ainsi va la vie. Quelque fois il faut simplement marcher seul dans le noir et serrer un peu les fesses !

 
Samedi 20 janvier 2001.

Le point d'aujourd'hui me positionne à 140 miles depuis hier. Le vent ayant un peu baissé c'est normal d'avoir accompli moins de miles. La vitesse moyenne est de 5,84 nœuds par heure. Je n'ai rencontré aucun cargo cette nuit, du moins pendant que j'étais éveillé.
Mes temps de sommeil sont passés à 45 mn. Je peux enfin bien me reposer.

10 h 25.
Cette fois je me suis attaqué à une autre phase de réglage du pilote : le rudder-dumping. C'est le nombre d'actions autrement dit de va et vient qu'il doit effectuer pour être sur qu'il a bien positionné le manche du safran. Autrement dit c'est une manip' qui permet de donner au pilote une sorte de niveau de stress.
Si tu veux appeler ton pilote psycho-Z alors tu lui donnes un chiffre bas (de 0 à 9 le mien était à 2 !) alors là il psychote et tricote comme un excité tout autour de la position théorique supposée être la bonne pour le safran. Il se demande en permanence si il a bien positionné la barre ce con, comme si j'allais lui taper dessus.
Ou alors et c'est ce que je viens de faire, je lui ai dit à mon petit Z, déjà que tu n'agites plus ton braquemart comme un obsédé sexuel, soit encore plus cool Z et prends la vie du bon coté. Prends pas trop de temps à te demander si tu l'as bien sorti ton manche, arrête de tricoter et stoppe le là.
Alors je lui ai mis un 4 (de 0 à 9) dans la tronche histoire de voir. Ca à l'air d'être beaucoup mieux.
Bientôt je vais le retrouver assis sur une chaise longue avec un punch coco dans la main droite ou plutôt sur le braquemart et des lunettes de soleil sur le cadran de contrôle avec un message du type : " à toi de barrer mon loulou "il faut que je fasses gaffe.
La révolte cybernétique ça n'existe peut-être pas qu'en science-fiction ! De là qu'il me développe une personnalité ce cochon avec le braquemart qu'il a,
il va falloir que je rase les plat-bords et que je regarde pas trop vers l'avant.

16 h 05.
J'ai fini de faire tourner le moteur à vide environ une heure. Ca me recharge les batteries et le moteur se maintient en forme. J'ai peur que des algues ou autres formes de vies marines ne viennent squatter l'entrée d'eau de refroidissement. Alors une fois tous les deux jours ça devrait avaler toutes les jeunes pousses.
Un peu avant cela vers 14 heures, j'ai écouté une émission radio sur France-Inter. Le thème c'était la garde alternée.
Ca m'a tellement foutu les boules que j'en ai pleuré. Décidément avec l'âge je deviens sensible des glandes lacrymales, ou lacrymogènes ou que diable ! le truc qui déclenche l'humidité. Le vent est revenu à sa force initiale. J'attends le point de demain matin pour changer de panne, de cap et pour m'orienter définitivement sur l'autoroute des alizés, plein ouest. Tiens j'ai décidé, mais alors là grande décision de la journée, d'aller passer un moment sur la plage avant.
Autant m'être installé sur le dos d'un taureau qu'on lâche pour une séance de rodéo à l'américaine. J'ai du me tenir des quatre fers pour ne pas me faire rouler de droite à gauche. Winnibelle est un petit bateau et dans cette mer et ce vent, il bondit littéralement sur les vagues. C'est impressionnant et très inconfortable.
Alors retour vers la cabine pour écrire ces quelques mots. Je n'ai vu aujourd'hui q'un petit banc de poissons volants. Ils sont vraiment fabuleux.

18 h 20. Je suis crispé, le vent est fort au moins 5 mais c'est un 5 constant, la mer est bien formée. Le bateau souffre. Le moteur pousse sur son support malade.
Trois fois aujourd'hui le génois est passé à contre car les trains de vagues forcent l'arrière du bateau à abattre. Comme le pilote est réglé pour réagir sans s'affoler, alors de temps en temps le génois passe à contre. C'est crispant. Hier au lieu de faire 150 miles je n'en ai fait que 140 mais quelle tranquillité d'esprit.
Aujourd'hui je suis crispé et mes tripes me font mal chaque fois que j'entends des bruits qui me traduisent la souffrance du bateau. Quand je suis tendu je me surprends à imaginer le pire. Que ferais-je si le voilier heurte un conteneur perdu en pleine mer et durant la nuit. Il existe tellement de drames possibles que je dois me forcer à changer de sujet et vite. C'est toujours avec le retour du vent que je me mets à gamberger sur ce genre de sujet. Car là bateau bien préparé ou pas on n'y peut pas grand chose.
En fait il faut accepter la possibilité de mourir. Plus facile à dire qu'à faire !

21 h 55.
Mes premiers poissons volants sur le pont. Pour le premier je croyais qu'une manille ou quelque chose de métallique c'était détaché. Je me suis équipé, harnais, chaussures et lampe frontale. Je suis sorti inquiet de ce que j'allais trouver. En fait il y avait un malheureux poisson volant de 2,5 cm de longueur. Je l'ai remis à l'eau mais il avait l'air mal en point. Le deuxième faisait au moins 10 cm de long. Je l'ai aussi remis à l'eau mais dans ces débattements il a laissé un bout de boyau sur le pont. Pas bon signe pour la suite de sa vie ! Ca souffle toujours aussi fort. Je m'apprête à rentrer dans la nuit de plein pied.
Au moins demain j'aurai quelque chose à célébrer. Je prendrai le cap 270 pour faire routes vers les Caraïbes. Yeah !

 
Dimanche 21 janvier 2001.

09 h 30. Le point d'aujourd'hui me positionne à 140 miles du point d'hier à une moyenne de 5,84 nœuds. Pendant la nuit, j'ai fait la collection de poissons volants 5 au total.
Mais je les ai rejeté à l'eau morts. Je n'ai pas encore le cœur ni l'estomac de m'atteler à des créations culinaires plus poussées que celles que je réalise depuis mon départ.
Je vais y venir mais en son temps. Vers 6 h 00 du matin, J'ai reçu une déferlante qui m'a rempli le cockpit au ¼ encore une fois les planchers flottaient mais pas longtemps. Cela m'a rappelé de très mauvais souvenirs, d'autant que j'ai encore pris de la flotte dans les coffres. Bon je vais effectuer mon empannage.

15 h 55. C'est dur ! Dieu que c'est dur ! Je me suis mis sur l'autre panne avec le génois mais le vent est Nord-est force 4 à 6 plutôt 6 que 4 d'ailleurs (RFI de 11 h 40 ce matin) alors même avec le génois seul tangonné, le bateau part au lof. C'est pas bon pour le pilote. J'enroule le génois et envoie la grand voile seule. C'est pas bon non plus. Le bateau est encore plus ardent. Je renvoie avec la grand voile, un peu de génois bien bordé pour faire abattre le bateau. Ca marche mais le pilote est encore trop sollicité vers sa fin de course.
Je prends alors un ris dans la grand voile. Là c'est relativement correct. C'est dur, car le vent est fort et la mer est agitée.
Je suis obligé de tout fermer car le bateau est régulièrement balayé par les vagues. La mer est ¾ arrière mais le vent apparent est plein travers, avec des aulofées que Z maîtrise assez bien ma foi mais qui sont éprouvantes. Encore une fois je suis tendu.
Normalement les alizés sont supposés souffler dans la direction Est-ouest. Pourquoi diable je me le prends Nord-est ? Au moins avec du vent arrière j'installe le génois tangonné et basta ! Rien n'est simple pour moi durant ce voyage. Je vais bientôt me refaire baptiser Caliméro si cela continue.
Le seul avantage de cette allure, c'est que l'éolienne recharge très bien. Je suis au delà de 13 volts à ma sortie de contrôle 12 volts et en prime, le bateau ne roule pas. Il fait 25° à l'intérieur. Tout va tellement mieux quand le vent descend à la force 4. Pendant toute la descente des Canaries au Cap Vert qui a duré 7 jours et 7 nuits, j'entendais la météo sur le Cap Vert toujours plus clémente que sur Sud-Canarie là où évidemment je me trouvais.
Maintenant que j'y suis, ce n'est plus la même chose, le vent décidément ne débande pas où je passe. Winnibelle doit avoir un joli cul !! Le ciel est chargé de nuages gris et le soleil perçe rarement. Pourtant je me trouve à la même latitude que Papa et Maman il y a 9 ans. J'ai bien tout suivi à la lettre. C'est vrai que pour avoir du vent, j'en ai. Là au moins je ne suis pas en manque ! Je n'y comprends rien. J'ai des souvenirs de livres où on voit des navigateurs nus dans le cockpit de leur bateau avec deux dorades coryphènes au bout de leurs bras. Ils sont heureux ils sourient.
Ma traversée c'est pas du tout pareil. Je souris rarement déjà, sauf quand je croise l'image de ce type dans le miroir de ma salle de bain. Ce doit être quelqu'un de passage, barbu, les cheveux graisseux et l'air grave. Je lui souris quand même, il le mérite bien lui aussi il a l'air d'en chier !!

16 h 25. J'en ai vraiment ma claque pour ne pas dire ras-le-cul. Au moment où j'écris ces mots je viens de me prendre une déferlante qui m'a encore rempli la quille, le cockpit, les coffres, etc. Je vais devoir prendre un deuxième ris. J'en ai marre de ce putain de temps merdique !

18 h 00. J'ai pris le deuxième ris et j'ai ramené l'ancre et sa chaîne dans le coffre tribord. Je me suis dit que ça soulagerait peut-être l'avant et empêcherait les départs au lof. C'est un peu raté. J'en ai vraiment marre de me faire bastonner comme ça. Je vais voir pendant la nuit. Si il n'y a pas d'amélioration demain, j'abattrai un peu pour arrêter les départs au lof.

21 H 25. C'est toujours dur ! Il y a eu une accalmie mais c'est en train de repartir de plus belle. Pour l'instant je me terre dans le bateau mais il va peut-être falloir sortir. Quelle traversée qui commence comme une bataille, une lutte de tous les instants. Il suffit que le vent soit au-dessus d'un seuil critique et c'est le grand bazar.
Winnibelle est tellement ardent qu'il part au lof toutes les trente secondes, c'est usant.

 
Lundi 22 janvier 2001.

01 h 50.
Je viens d'apercevoir un cargo au loin sur tribord arrière. J'ai essayé de l'appeler sur VHF mais pas de réponse. Je me fais toujours secouer là-dedans. J'ai l'impression de traverser une sorte de perturbation affectant les alizés. Pas d'étoile, vent de force 6. J'en rage. Pourquoi cela ne prend-il pas pour une fois des allures de navigation tranquille.

04 h 10. Je croise un cargo à 2 ou 3 miles sur tribord avant j'en profite pour lui demander d'appeler Papa et Maman. D'après sa réponse, c'est à Maman qu'il a pu donner le message. Il faut ouvrir l'œil car c'est une ligne fréquentée par les cargos Brésiliens. Brésil Cap-Vert et pour le cargo de ce soir la destination finale est Dunkerque.
Le bateau est brésilien (le nom du bateau est Duscay) la personne de quart s'appelle Ender. J'en ai aussi profiter pour abattre de 5° vers le sud. Ca va beaucoup mieux. Avant, Winnibelle souffrait beaucoup à cause de ses remontées au lof difficilement contrôlables par le pilote. Alors je vais voir si en descendant plus au Sud, les alizés deviennent Est-ouest comme prévu.

09 h 28. Le point d'aujourd'hui me donne une distance effectuée de 150 miles par rapport à hier dans des conditions très dures 6,25 nœuds de moyenne. Des déferlantes sur le pont et dans le cockpit. Il y a des grains avec des pointes que j'évalue à 35 nœuds. La mer est forte. Je n'ai pratiquement pas dormi. La bonne nouvelle est que malgré les 5° d'angle sud que j'ai rajouté pour tenter de raréfier les départs au lof, je n'ai pas du tout dévié de ma trajectoire. Le vent est toujours dur ce matin, les nuages sombres sont nombreux.
J'aimerai que tout cela se calme que je puisse recommencer à faire sécher les coffres etc.
Evidemment tous les coffres du cockpit se sont gavés d'eau. Même s'il y en avait beaucoup moins qu'au large de Safi, il y en a quand même. Je vais tenter de me reposer un peu avant la météo. Je tombe de sommeil. Inutile de dire que mon moral va mieux. Il était au plus bas cette nuit. Je n'en reviens pas. J'ai trois ris dans la grand voile et un tout petit bout de génois pour essayer d'équilibrer le bateau sous pilote. Où sont les alizés sympas ? Je dois encore me battre contre ce merdier pour avancer dans la bonne direction et sans rien casser. C'est ça le plus dur. Je suis seul et je n'ai qu'un pilote valable et il est tellement fragile !!

11 h 50. Je viens d'écouter la météo Nord-est 4 à 6 mer agitée à forte, eh oui ça va continuer pour moi. La baston n'est pas finie. Je ne me fais vraiment pas plaisir en ce moment.

17 h 35. J'ai dormi tout le début d'après-midi et ça m'a fait beaucoup de bien. J'ai encore dormi après mangé. Mais ce qui m'a donné de l'énergie ce sont des galettes au chocolat PIM'S. Alors après quelques-unes de ces remontants, j'ai décidé de remettre le bateau en route sous génois tangonné seul et d'équilibrer le bateau comme ça.
Voilà tout est en place la grand voile est ferlée, j'avance assez bien malgré toujours une forte tendance au lof. Le vent est encore trop Nord-est. C'est la vie.
La mer n'est pas belle, elle est croisée. On dirait une bouilloire tellement les mouvements sont désordonnés. J'espère que ça va bien tenir comme ça cette nuit. Là encore c'est une course vers l'Ouest car plus je m'en rapproche et plus le vent devrait se régulariser plein Est donc confortable pour le pilote même si pour moi ce sera un enfer à cause du roulis. J'ai l'impression de sortir lentement d'un coma. La nuit dernière m'avait mis le moral tellement à plat que j'ai eu du mal à m'en sortir aujourd'hui. Je suis resté terré la majeure partie du temps à l'intérieur.

18 h 36. Encore une séance de pleurs incontrôlables. Ce voyage comme je le dis plus loin, est un immense révélateur. Je prends conscience avec une telle acuité de l'importance que représente ma famille. Mes proches me manquent tellement que j'en ai mal, je pleure parce que j'en ai mal de ne pas pouvoir regarder mon père et ma mère au fond des yeux. Cet amour qu'on y lit me déchire par son absence. Je les aime. Je les aime. Je les aime tous tellement fort. Ca va passer je le sais mais je sens la mue qui s'opère en moi.
Ca fait mal mal mal. Hier soir c'était un peu de moi que je leur ai envoyé via un homme de quart brésilien. J'ai énormément besoin de sentir le lien qui nous unit. Il est si beau.
Et je n'y suis pour rien nous nous aimons tout simplement.

21 h 15. J'écoute Radio-bleue qui ne passe bien que la nuit. Je me suis fait une plâtrée de pâtes et une fois de plus je me prépare à rentrer dans la nuit. J'espère que le vent restera clément. Bien qu'au moment où j'écris ces mots, un grain engage le bateau dans une activité que je n'aime pas beaucoup.

22 h 25. Une de mes principales découvertes durant ce voyage, c'est que l'Océan Atlantique ça mouille. Je traverse depuis la nuit dernière une région pleine de grains. Je viens de me prendre une très belle déferlante. Elle m'a couché le bateau, le tangon est allé dans l'eau. Je m'en suis rendu compte car ses deux hale-bas étaient complètement détendus. Evidemment l'équipet des verres s'est ouvert entraînant un bris de glace important. J'ai dû comme d'habitude pomper, nettoyer, assécher. Ensuite je suis passé dehors j'ai réduit le génois encore plus, vidé l'aquarium bâbord qui avait fait le plein.
Bref une traversée de l'Atlantique c'est beaucoup de boulot. Et je jure que la première des choses que je ferais sur ce rafiot, c'est l'étanchéité des coffres du cockpit !! Prière aux anges de la nuit. S'il vous plait dans votre infinie miséricorde, faites que la nuit se passe bien ainsi que toutes les autres !!

 
Mardi 23 janvier 2001.

09 h 30.
Le point d'aujourd'hui me donne une distance parcourue de 130 miles; normal j'étais sous-toilé toute la nuit et heureusement car je ne voulais pas revivre le cauchemar de la déferlante. J'ai pu analyser ce qui se passe. En ce moment il y a plein de grains. A chaque fois que le vent augment sous grain, le pilote n'a pas le temps de s'adapter assez vite et le bateau part au lof. C'est pendant une de ses séances de lof que Winnibelle présente son flanc aux vagues. Et c'est toujours dans ce cas de figure que je m'en suis pris plein la gueule. Comme la nuit je ne suis pas vraiment opérationnel, je réduirai considérablement le génois. La preuve, cette nuit tout c'est parfaitement bien passé et le pilote ne travaille presque pas.

16 h 15. Ah enfin quel plaisir sur RFI les prévisions sur la zone donnaient toujours 4 à 6, mais aujourd'hui seulement je vois la couleur du 4. J'ai nettoyé les planchers, tout ranger, fait ma gym, cogiter sur l'atterrissage à Antigua (dans quelques 20 jours !). Je n'ai plus de stress. Normal avec ce type de temps. Pourvu que ça dure.
Toujours pas rencontré âmes qui vivent à part les poissons volants.

20 h 45.
Je viens de réduire le génois pour la nuit car j'aperçois des grains qui s'amassent à l'horizon. Au moins si ça se lève je pourrai me préparer sans avoir à sortir dehors en urgence les idées pas encore en places et la vision à 20 %. Quand je m'astreins aux tranches de 35 minutes de sommeil, je passe la nuit dans une sorte de coma pas franchement folichon à vivre. Je ne suis jamais totalement assoupit, toujours à l'écoute du bateau. Souvent je me lève bien avant la sonnerie de mon pote le minuteur pour aller faire mon tour d'horizon. Quelque fois je ne comprends pas bien où je suis et ce que j'y fais. J'ai des concepts qui s'installent dans ma tête et qui sont totalement faux ou aberrants.
La nuit dernière, à moitié réveillé ou endormi, je ne sais plus, je n'arrêtais pas de penser à Ste Eustache, une île des Caraïbes près de Sabbat.
Il fallait y passer question de vents et de courants. Enfin n'importe quoi quoi. En tout cas, si le reste de la navigation pouvait s'effectuer dans les mêmes conditions que celles d'aujourd'hui, alors je signe tout de suite. Un vrai régal. J'avais oublié une fois de plus qu'en fait un bateau pouvait naviguer au dessus de l'eau et non pas en dessous. Qu'on pouvait lire et vaquer à des activités diverses sans avoir à se cramponner à tout pour sa vie. Cela faisait deux jours et une nuit que je guettais les déferlantes sournoises qui te défoncent tout au moment où tu t'y attends le moins. Elles me font penser aux femmes. Tu en viens à naviguer dans la vie barricadé, écoutilles verrouillées, portes fermées à double tour, et même les aérations bouchées parce qu'un jour une salope t'as mis à genoux. Il y a peut-être un message derrière tout ça !! Une fois de plus le même rituel pour la rentrée dans la nuit. Les feux de route sont allumés, la voile réduite, les panneaux de la descente sont mis en place, et les écoutilles sont fermées. Je vais faire passer quelques heures en écoutant quelques bribes de France-Inter et de Radio-Bleue. Puis je tomberai dans le cycle des 35 minutes jusqu'au matin 8 heures. Je me sens plutôt bien.
J'ai presque fini Citadelle de St Exupéry avec chaque fois que je prends ce bouquin, un message lié au présent de ma situation qui m'est destiné. Aujourd'hui il s'agissait de la traversée du désert avec une caravane de bédouins. Chaque homme qui la compose ne peut-être récompensé que par une seule chose qui les comble cent fois plus que ce que n'importe qui pourrait leur offrir, le premier signe de la ville et de sa civilisation. Je crois qu'il n'y a rien de plus puissant que ces moments là. J'attends le mien avec impatience.

22 h 11. Heureusement que j'ai réduit le génois car pour l'instant, le début de nuit est ponctué de multiples grains.
Ils ne sont pas très forts mais suffisamment pour m'obliger à ouvrir l'œil.

 
Mercredi 24 janvier 2001 .

Le point d'aujourd'hui me donne une distance parcourue de 120 miles à 5 nœuds de moyenne. Ca ça va, mais je descends trop vers le sud. Il va falloir que je trouve quelque chose pour équilibrer le bateau sur un cap qui m'empêche de descendre plus au sud. Car après quelques miles parcourus je dois le rattraper vers le nord.
Antigua est sur le 17 e. Les journées et les nuits se succèdent sans se ressembler. Cette nuit a été marquée d'innombrables grains.
Heureusement j'avais bien réduit ma toile, donc je n'ai pas eu à sortir dehors pour intervenir. Par contre j'étais éveillé pendant les grains en surveillant tous les mouvements du bateau. Par exemple je ne veux pas que sous la pression du vent, que le bateau parte au lof et que le pilote soit impuissant pour le ramener. Ce genre de situation use le pilote ainsi que le bateau.

16 h 30. La mer et le vent se sont un peu calmés en début d'après-midi, puis c'est reparti mais gérable. Le vent est en train de passer progressivement Est-nord-est.
Z éprouve moins de difficultés à barrer maintenant que les départs au lof sont moins fréquents. Ce matin je viens de me laver pour la première fois depuis 10 jours, un record !! Je ne suis jamais resté aussi longtemps sans me laver. Alors comme c'est une première sur Winnibelle, j'ai pris un seau, du shampoing et du liquide vaisselle Le savon ne mousse pas à l'eau de mer. Premier lavage à l'eau de mer, premier rinçage aussi à l'eau de mer, puis ultime rinçage à l'eau douce en utilisant une bouilloire pleine. Je suis propre !
Je commençais à m'indisposer moi-même ! Sur le plan technique, j'ai installé une poulie au bout du tangon pour me permettre de rouler ou dérouler la voile d'avant sans frottement exagéré de l'écoute dans l'œil du tangon. Ca marche. La grand voile est ferlée avec sa housse en place. Tout va bien.

20 h 10. Heure que j'estime être à peu près celle du fuseau sur laquelle je me trouve mais pas de confirmation. Il fait noir, me voilà sur le point comme d'habitude, de rentrer dans le gros de la nuit. J'ai réduit le génois car je sais que la nuit va être pleine de grains avec du vent assez fort. Déjà avant le coucher du soleil, les nuages s'accumulent sur l'Ouest ! J'ai mangé du riz préparé hier soir. Délicieux. Mais pour varier je me suis aussi préparé une salade de maïs avec du jus de citron.
Aujourd'hui, cet après-midi, j'ai fait les comptes de toutes les dépenses effectuées dans le cadre de l'investissement sur Winnibelle.
65 400 F en plus du prix d'achat ! Sur ce, je vais éteindre et observer l'évolution de la situation.

 
Jeudi 25 janvier 2001.

01 h 15.
Cette nuit a voulu me montrer qu'elle pouvait être belle et effectivement elle est très belle. La température est superbe. Me voilà en short et tee-shirt à l'extérieur sous une voûte d'étoiles brillantes. Je jubile malgré l'heure tardive. Winnibelle se trouve au milieu d'un océan immense, seul à se dandiner comme ça. J'ai une pensée pour les coureurs du Vendée Globe qui se trouve exactement dans la même situation à quelques paramètres près. Je les suis à la radio pratiquement tous les soirs. Nous sommes un peu dans la même galère. Seul une question de budget nous sépare. Je prends conscience ce soir que malgré la dureté de l'expérience, il faut que j'en goûte chaque seconde. Il faut savourer ces instants de pure liberté arrachés au système. Que ma vie soit toujours aussi pleine et aussi dense. C'est tout ce que je souhaite.

09 h 28. T.U. (temps universel) c'est toujours à cette heure là que je fais mon point. Le point de ce matin me situe à 120 miles du point d'hier à 5 nœuds de moyenne. Excellent. Je n'en demande pas plus. Les alizés sont passés plein Ouest donc je ne pars plus au lof comme avant. Z travaille très peu. La nuit était belle. Je suis sortis dans le cockpit plein de fois pour admirer l'environnement. Serein, j'étais bien, seul au milieu de cette immensité. La navigation commence enfin a devenir plaisante. J'espère que cela va continuer.

18 h 50. Les alizés sont bien réguliers avec quelques sautes d'humeur et quelques calmes. C'est trop fort trop longtemps pour que j'installe le spi. J'y ai songé ce matin mais dans la demi-heure qui a suivi cette réflexion, le vent est monté à la force 5 pendant toute la journée. Une longue houle semble s'être installée qui n'y était pas avant.
Bref l'Océan reprend une forme plus normale. Fini les paquets de mer embarqués ! Fini les départs au lof intempestifs. La navigation se déroule enfin dans de bonnes conditions. J'ai pris le temps de finir Citadelle de St Exupéry, un livre absolument fabuleux. Je le relirai c'est sûr plusieurs fois. Je reprends maintenant à zéro la lecture du Petit Traité des Grandes Vertues. Encore un superbe ouvrage écrit avec une grande intelligence et beaucoup d'esprit, avec une grande touche d'humilité. Je me régale.
J'ai vu des oiseaux aujourd'hui de couleur blanche, une sorte de mouette avec une plume fine en guise de queue. D'autres oiseaux plus petits sont noirs et rasent les vagues sans battement d'aile. Ils possèdent une extraordinaire dextérité dans l'art d'utiliser les minis ascendances qui existent aux crêtes des vagues. C'est décidément très dur de ne pas parler ou échanger quelque chose avec quelqu'un. Je gamberge en permanence, seul avec mes pensées.
Jess occupe malheureusement une grande part de mes réflexions. Cette douleur là n'est pas prête de s'éteindre. Sur un autre sujet, je comprends beaucoup mieux aussi les appréhensions de Monique par rapport à ce genre d'aventure. Non que j'approuve son frein, mais je le comprends. Il faut vraiment se situer au-delà des limites au sein desquelles nous avons tous l'habitude d'évoluer pour accepter de foncer là-dedans. Se faire violence pour accepter la mue est difficile pour tout le monde. Mais il faut y aller car vous devez devenir comme disait St Ex.
La nuit commence à montrer ses premiers signes. C'est décidément la partie des 24 heures que j'aime le moins. Mais est-ce que j'enfonce une porte ouverte ?

20 h 20. Plus tôt, Je m'interrogeais, au vue de ma toute nouvelle expérience, sur le bateau idéal. Comme on peut s'en douter, il a changé quelque peu !! Maintenant je vois un bateau en aluminium, large pour sa stabilité au portant et pour l'habilité. Il doit posséder les attributs qui lui permettent de remonter au près de façon très satisfaisante. Une quille très solide et profonde, un gouvernail compensé à mèche droite mais extrêmement rigide. La descente doit être hermétiquement condamnable. Fermeture du type capot de sous-marin. Le cockpit doit être ouvert sur une large jupe, les coffres du cockpit doivent être étanches et non débouchant vers l'intérieur. Le gréement ne doit pas être trop haut et surtout il doit être indématable malgré un chavirage sur les deux axes. Les rails d'écoutes doivent être bien ramenés vers le centre du pont pour ramener les voiles d'avant. Il doit posséder un étai largable dont la voile serait une écoute montée sur un rail transversal. Evidemment un radar sur le mât. Un portique porte-instrument avec deux types d'éoliennes, un pour les vents de 0 à 40 nœuds stoppable depuis l'intérieur. L'autre doit charger de 40 à 100 nœuds de vent. Deux panneaux solaires détachables donc avec prise électrique. A l'intérieur un moteur de groupe électrogène alimentant un moteur électrique pour la propulsion, un bon par batterie et un réseau de 220 volts.
Toute cette machinerie doit être extrêmement accessible sous tous les angles. Au détriment du confort ou de l'esthétique. Il doit y avoir une double commande à l'intérieur. Toutes les vannes doivent être accessibles. Pas de presse étoupe. Un système plus élaboré.
Bon je dois aller réduire car ça souffle un peu trop fort la nuit pour le génois totalement déroulé. Le bateau est en train de me faire des aulofées.

 
Vendredi 26 janvier 2001.

09 h 28.
Le point d'aujourd'hui me donne une distance parcourue de 120 miles tout rond à 5 nœuds pas plus pas moins. Aujourd'hui est un grand jour car je viens de retourner la carte. En effet, celle-ci est pliée de manière à occuper tout l'espace de ma table à carte. Ca m'offre une vue panoramique de l'atlantique Est jusqu'à présent.
Mais aujourd'hui j'étais arrivé 30 miles de l'autre côté du monde. J'aurais dû tomber dans le vide. Mais je suis toujours là. Avec un superbe objectif maintenant je vois toutes les Caraïbes jusqu'à Cuba en longitude. Je verrai cette fois-ci ma progression par rapport à la destination finale. Comme quoi ce retournement de carte sur ma table à carte est d'une grande importance. De plus je suis particulièrement bien reposé car cette nuit, je n'ai tout simplement pas entendu mon minuteur. J'ai dormi d'un trait de minuit à 7 h 11 du matin !!
Ma foi il faudrait être plus vigilant la nuit prochaine. Pour en revenir au bateau idéal, tout l'intérieur serait isolé et une fine couche de finition sous forme de panneaux escamotables terminerait l'ensemble de la coque. Ensuite tous les rangements seraient du type souple aussi escamotables. Il y aurait des étagères fixes avec des rangements souples dessous. La descente serait isolé complètement comme un sas pour permettre à l'eau des cirés de dégouliner dans un réservoir placé au fond du sas et pour permettre de se changer en gardant les cirés rangés en vertical pour sécher. Ce sas serait aussi l'entrepôt du matériel de sécurité, fusée, harnais, gilets etc. J'ai des doutes quant au matériau principal. Je crois que je préférerais pour la coque et pont un composite plastique plus fibre de carbone. Car quand je vois à quelle vitesse se bouffe l'aluminium dans l'univers salin ! Ca m'effraye quelque peu. Oui je reviens sur le matériau. Ce sera du plastique after all. Mais du bon et du costaud.

14 h 00. Je viens de ruminer seul dans mon cockpit dehors au vent au soleil. Ruminer des pensées noires toutes liées au sujet de mon fils. Sujet omniprésent dans mon cœur et dans mon âme.
Le fait d'être seul pendant si longtemps laisse libre cours aux pensées les plus noires pour remonter vers la surface du conscient. Je les repousse pourtant aussi loin que je le peux en temps habituel mais là, ils rôdent toujours pas loin les fantômes du passé. Ils guettent le moment pour montrer le bout de leur pestilence et forcer leur corps hideux à travers l'échancrure du présent. Je leur fait face alors avec courage enfin cela en à l'air, mais en vain. J'envoie mes arguments, mes fantassins, mes troupes à l'assaut des monstres.
Cent fois, mille fois, je les pourfends, les trucides sans qu'ils ne perdent un bout de terrain. Ils me narguent toujours de la conscience de leur mauvaise victoire, de la durée de l'injustice dont ils portent haut l'étendard. Je m'épuise, le visage crispé, tendu le regard vers l'infini pour trouver l'issue qui ne se trouve nulle part. Alors ils finissent par repartir, graduellement, me laissant en paix pour un moment. Et la vie reprend son cours.
Le bateau, lui, fonce toujours vers l'Ouest. La force du vent est autour de 6 ça décoiffe bien. La mer est forte, mais ne me cause pas de soucis pour le moment. Tout va bien même si, sur la carte sur laquelle mes parents ont tracés leur route de 92, figure une petite mention toute fine. : " rupture de pilote automatique ". C'est dans deux jours, j'espère que Z ne me fera pas le même coup.

18 h 00. Ca souffle fort. Encore une journée éprouvante j'ai même du réduire il y a une demi-heure car de grosses vagues déportaient trop le bateau. La mer est toujours aussi chiante, croisée, difficile, hostile. J'ai hâte d'arriver dans des eaux plus clémentes. J'ai hâte de retrouver les gens à qui parler, à qui sourire. Je vais me préparer une tambouille à base de pommes de terre en sauce. Puis je m'apprêterai à rentrer dans la nuit avec mes amandes au chocolat, mon minuteur et ma bouteille d'urine déjà toute prête dans son logement. Je préfère pisser dans une bouteille que d'ouvrir les vannes, pomper, fermer les vannes des toilettes ou bien encore, risquer ma vie en me penchant par-delà les filières la nuit à moitié réveillé !

20 h 00. Et voilà j'ai fait ma tambouille, oignons, ail, petit-salé de Lalie, olives vertes, champignons, pommes de terre, le tout cuit à la cocotte. C'était très bon, mais j'ai mangé sans appétit. J'ai un peu les boules de rentrer dans la nuit avec ce temps. J'ai encore été obligé de réduire le génois, la mer est forte. J'ai l'impression de me répéter mais c'est que c'est usant. La traversée de l'atlantique c'est loin d'être une partie de plaisir sur un petit bateau comme le mien. Je me répète c'est vrai, c'est une épreuve et pas une facile. Mais au bout il y a tellement d'amitié vraie d'amour et de rencontres fabuleuses (je me motive tout seul là. J'en ai besoin !!) que ça vaut bien le coup de se faire chier comme ça. Tiens, là au moment où j'écris, il y a un de ses trains de vagues de merde qui t'embarques le bateau dans tous les sens. Ca craque de partout. On a l'impression que le bateau va se démantibuler. Puis ça passe, en attendant les prochains. C'est vraiment fatiguant cette constante agression des éléments sur ton pauvre cadre de vie. Enfin me voilà une fois de plus dans l'obscurité, seul (est-il besoin de le préciser ??), absolument seul avec moi-même et personne d'autre. Bientôt je crois que je vais entamer des conversations avec mes chaussettes. Elles au moins elles sont deux. Remarque je pourrais tout aussi bien parler avec mes pieds ! Seul face à l'immensité de cette deuxième moitié de carte aéronautique étalée là dans toute la splendeur de sa surface sur ma table à carte. Que c'est vaste l'Atlantique et je ne viens même pas d'en parcourir la moitié !!!
Bon j'ai signé alors il faut aller jusqu'au bout. Sur ce point il n'y a pas de lézard. J'irai au bout en dos crawlé si il le faut avec le cordage de 22 amarré à la proue du bateau, entre les dents nom d'un chien ! Ma foi si l'Océan veut bien me laisser passer !





































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