Safi - Les îles Canaries


Dimanche 24 décembre 2000.

J’essaye de réorganiser le bateau et de faire sécher l’ensemble, mais la troisième perturbation annoncée est bien installée, le vent est comme d’habitude très fort et il pleut à verse. Cette troisième tempête durera trois jours et demi. Je remercie Suassi, l’homme du sémaphore en lui offrant ma bouteille de champagne. Je suis assailli par des pauvres qui rôdent aux alentours du port pour soit du vin, de l’alcool, des cigarettes et même des boîtes de sardines.
A un pauvre diable qui m’offre un drapeau marocain fait de bric et de broc, j’offre une vieille paire de baskets et un fond de Nescafé.

21 H 00. J’ai fait connaissance d’autres navigateurs qui eux possèdent des moyens radio performants et qui s’étaient réfugiés à Safi à temps. Ils m’invitent sur le bateau espagnol Toro dont le skipper est Eugénio, un homme assez exceptionnel. Il fait partie d’une organisation humanitaire pour le transport de médicaments aux pays pauvres.
J’apporte une bouteille de vin offerte par Geneviève et nous nous régalons heureux d’être ensemble et de fêter quelque chose.

 
Lundi 25 décembre et mardi 26 décembre 2000.

Je règle tous les problèmes liés à la bonne marche du bateau afin d’être prêt dès que le temps s’améliorera. Les vêtements sont lavés, séchés, pliés, rangés. J’ai le plein de fioul que je me suis farci à dos, comme un âne. Il y en a d’ailleurs qui travaillent encore dans ce pays du reste !! J’ai rencontré un type un peu louche, Rachid c’est son nom. Il me suit pendant une journée mais je lui fais bien comprendre qu’à part un peu de conversation, je n’ai absolument rien à lui donner, il s’évapore !

 
Mercredi 27 décembre 2000.

Nous sommes suspendus à la radio pour connaître la prochaine amélioration. Aujourd’hui le vent est donné Nord-ouest avec une houle de 4 mètres à 12 h 00 et 3,80 m à minuit.
Je tente une sortie, mais au bout de deux heures, je me rends compte qu’il m’est impossible de m’éloigner de la côte. Les vagues me font dériver vers l’Est et le vent est insuffisant de plus, Sud-Ouest.
Je vire de bord et rentre au bercail, frustré car c’était ma dernière chance pour pouvoir me connecter avec Marc avant son départ des Canaries.
Je viens de prendre un coup au moral, mais maintenant j’attendrai le bon moment car j’ai abandonné l’idée de rejoindre mon frère.

 
Jeudi 28 décembre 2000.

09 h 00. Nous partons tous en flottille, le vent s’établit au bout d’une demi-heure… au Sud-ouest.. Frustrant. Mais Eugénio nous prévient par VHF, un ami à lui donne une météo sur Internet avec du Nord-est qui devrait s’établir dans la journée. RFI, que j’écoute sur une petite radio prêtée par Eugénio, me donne du Nord sur le Sud de Gibraltar. Pour l’instant c’est du Sud-ouest, je navigue au près et au moteur pour fermer l’angle et me rapprocher du cap 213.

17 h 45. Toujours du Sud-ouest dans le nez mais très faible. J’ai enroulé le génois et navigue au moteur dans le bon cap en espérant que le november echo prévu à la météo va bientôt se lever. Le soleil s’est couché. Je distingue au loin les côtes marocaines qui n’ont pas encore disparu derrière l’horizon. Dans le ciel je retrouve avec plaisir les trajectoires des avions de ligne. Ils se dirigent toujours vers les Canaries. J’avance lentement au moteur, la mer est belle maintenant mais je ne peux me départir d’un sentiment latent d’inquiétude. Je sais pourtant que la météo est favorable et qu’un anticyclone est en train de s’installer, mais les parages m’inspirent maintenant une crainte sourde que j’ai du mal à réprimer. J’avais oublié qu’il était possible d’écrire en naviguant, de cuisiner ou bien même rester sec, dans des vêtements secs. J’ai peur d’y croire. J’ai peur d’imaginer que les 4 jours à venir pourraient se passer normalement.

20 H 15. La mer est d’huile et un tout petit croissant de lune est sur le point de se coucher. Je viens d’avoir un bref échange radio avec un gros cargo. Nous sommes arrivés à un point d’impact. C’est le monstre de métal qui s’est complètement dérouté pour bien m’éviter. Je l’ai remercié par VHF et lui ai souhaité une bonne fin d’année ou plutôt, une bonne nouvelle année. Au loin sur tribord, un autre cargo fait route parallèlement au premier. Pour l’instant tout va bien. J’ose à peine l’écrire. Il y a une demi-heure le feu de mon nouveau compas s’est éteint. Alors j’ai ouvert le panneau électrique pour comprendre d’où venait la panne. En débranchant un des fils du compas, j’en ai déconnecté un autre qui, lui aussi se trouvait sur la même barre de distribution électrique. Le problème, c’est que tout d’un coup d’un seul, je n’avais plus du tout d’électricité. Pas de feu de tête de mât, de projecteur, de lumière intérieure, de GPS, d’instruments bref, la panique à bord. J’ai finalement réussi à retrouver où ce fil était connecté. Ouf ! J’ai eu chaud. Du coup j’ai tout rebranché et refermé la boîte de Pandore. On verra ça plus tard !

 
Vendredi 29 décembre 2000.

03 h 00. J’ai renvoyé la toile. Le vent s’est établi au Nord-ouest force 3 à 4, j’avance dans le bon cap aux alentours de 5,5 nœuds.

06 h 58. Le ciel est lourd. Le jour ne va pas tarder à se lever et je vois déjà ce ciel chargé, inquiétant. Je suis angoissé. J’ai peur de me faire cueillir par une dépression.
La météo donnait du mauvais temps dans le Détroit de Gibraltar. J’observe et j’attends dans l’anxiété. Le bateau fonce vers le Sud-ouest. Pourvu que je sorte de ce guêpier.

07 25. Il fait jour maintenant et comme par miracle le ciel se dégage complètement. Sur bâbord la masse nuageuse est très importante, il fait noir au-dessous malgré le fait qu’elle se trouve à l’Est du coté où le soleil se lève. Dans ces parages, tout me mets en état d’alerte maximum avec pour conséquence, l’anxiété en plus. Chat échaudé craint eau froide, c’est exactement ce que je ressens.

08 h 30. Plus de vent, je redémarre le Volvo. Il faut que je descende plus Sud possible, même si cela doit me coûter du gasoil. Je suis en train de vivre une course contre la montre. Personne ne sait combien de temps durera cet anticyclone. S’il s’effondre comme le précédent, les dépressions s’engouffreront dans l’espace. Pas question que je m’y trouve encore dans cet espace infernal.

17 h 25. Je viens de transvaser un bidon de 20 L de gasoil dans le réservoir. Le ciel se couvre sur le Nord-ouest. Le vent se resserre depuis deux bonnes heures, j’avance au près bon plein et le moteur. J’essaie descendre à tout prix. Mon moral est très bas.
Combiné au fait que je vais rater mon frère, Nathalie et Geneviève, je suis assailli par la peur d’une autre dépression. Je ne sais pas si quelque chose d’autre va me lâcher. J’observe le moteur de près mais il n’y a rien à faire. Est-ce qu’il va tenir le coup, ça je l’espère de toutes mes tripes. Qu’au moins de ce côté là tout ailles bien.
Je comprends pourquoi papa prenait de gros coups au moral quand le moteur cassait une soupape par exemple. J’aurais pu vivre une escale sympa à Ténériffe (si j’y arrive !!) mais non. Il va falloir que je cours après le pilote, après l’éolienne, après le ravitaillement. Est-ce que je trouverais tout ce dont j’ai besoin et à un prix raisonnable ?
Est-ce que cela va être une course contre la montre car toute journée passée dans une marina se paie cher d’habitude. Autant de soucis qui m’assaillent et me foutent par terre.
J’en ai tellement bavé pour en arriver ici que j’ai un besoin viscéral de voir ma famille, mon frère. Sentir sa chaleur d’âme, son amour là en face de moi.
J’ai besoin du réconfort de mes proches après ce que je viens de vivre. Et même cela qui était pourtant bien planifié et organisé, même cela m’échappe me laissant seul dans une île que je ne connais pas et de laquelle je dois obtenir plus qu’une simple escale de repos. Je suis crispé, tendu.
La nuit approche j’espère que le vent va enfin s’établir au Nord-est comme prévu. Je n’en peux plus de me battre contre le vent. Je ne m’appelle pas Philippe Monnet.
Mon bateau n’est pas prévu pour souffrir à ce point. Un mois entier et une semaine de ce régime là nous aura fait du mal tant sur le plan technique du bateau, que sur le plan du moral. La nature m’apparaît tout à coup sous un jour tellement hostile que j’en arrive à oublier qu’elle peut être belle et hospitalière. Que c’est long cette année cette arrivée à Ténériffe. Pourquoi une telle épreuve alors que tant de gens ont déjà effectué ce même voyage à la même époque sans encombres, et à commencer par mes parents.
Peut-être ai-je choisi une bien mauvaise période. J’écris ce soir, ça m’aide un peu à oublier l’étau qui me serre le ventre. Je suis conscient de mon état. Je dois lutter pour toujours conserver la ligne de force bien claire. Pour l’instant je ne me laisse pas aller. Les actions se succèdent pour faire marcher le rafiot, mais au dedans ça fait mal en ce moment.

18 h 30. Le vent se maintient suffisamment pour arrêter le Volvo. Ca coïncide aussi avec la fin de ma crise de larmes. Je viens de passer une demi-heure à pleurer. Il fallait que ça sorte et je n’en pouvais plus. J’ai tellement besoin de l’amour de ma famille, qu’à l’idée de ne pas les voir à mon arrivée, je me consume de douleur. Je vous aime si fort. J’aimerai beaucoup vous avoir tous autour de moi aujourd’hui. Ma famille est si belle, je réalise avec force qu’il n’y a pas grand chose qui compte à part cela. Ca va un peu mieux. Le moteur souffle un moment et moi j’essaie de me consoler.

21 h 55. Je renvoie la mécanique et il n’y a déjà plus de vent. Un cargo se profile droit devant moi mais encore loin. Je reste dehors pour négocier le croisement.

22 h 40. Ca y est c’est fait, il est passé sur tribord amure. J’en ai profité pour stopper le moteur. Le vent est extrêmement variable. Et moi je suis fatigué je m’en aperçois à l’écriture quelque peu hésitante. Je vais essayer de reprendre mes tranches de 20 minutes.
Le trafic est assez dense pour ne pas se laisser sombrer dans un rêve car en surface, il y a de la circulation. On dirait qu’ils de dirigent ou viennent de Lanzarote.

 
Samedi 30 décembre 2000.

08 h 00. Je viens de passer une nuit assez difficile à la voile seulement. J’ai pu économiser une nuit de gasoil, car le vent était bien établi. Il est revenu finalement secteur nord.
Plein travers pour moi. Mais le pilote est délicat et demeurer sur la bonne trajectoire m’a demandé de nombreux réglages de voilure et de pilote tout à long de la nuit. Le vent est tombé comme chaque matin dans ces parages. Je viens de renvoyer la mécanique.

11 h 50. Je viens de prendre la météo sur RFI. Pour la traversée jusqu’à Ténériffe, Eugénio du bateau Toro m’a prêté une petite radio que je dois lui rendre lorsque je me retrouverai là-bas. Les nouvelles ne sont pas très bonnes. L’anticyclone en place sur les Canaries est en train de s’affaisser. Et ça commence à souffler Sud-ouest sur l’Ouest et Nord-ouest de la zone Madère. L’angoisse qui s’estompait au fur et à mesure que je me rapprochais des Canaries, est en train de me reprendre.
Le même nœud à l’estomac comme la dépression, se creusent en moi. J’ai nettoyé l’huile dans le fond du réceptacle moteur et je le renvoie illico en espérant qu’il tienne bien le coup jusqu’à Ténériffe. Il faut que cet anticyclone résiste encore une quarantaine d’heures, que je puisse me mettre à l’abri dans le port de Santa Cruz.

14 h 15. Pas de changement notable. Le vent est nul je ne suis propulsé que par le Volvo. La situation est crispante à cause de ce Sud-ouest à l’affût sur l’Ouest de la zone Madère. J’implore en silence que le vent, quant il y en a, demeure favorable jusqu’à Ténériffe.

18 h 00. J’ai arrêté le Volvo à 16 h 30. La pétole recommence à s’installer. J’essaie de gérer au mieux ma consommation de gasoil. Je navigue toutes voiles dessus plus moteur. Dès que le vent se lève suffisamment, j’arrête le Volvo. Je viens de me concocter un superbe repas : oignons, riz, thon et olives vertes ! Les olives vertes ça c’est la nouveauté.

21 h 09. J’ai enfin réussi à prendre contact avec la station VHF de Areicife. Ils m’ont donné la météo pour demain entre Lanzarote et Ténériffe. Le vent aura une prédominance Nord à Nord-ouest de force 3 à 4 le matin et 2 à 3 l’après-midi. Donc pas de Sud-ouest ! C’est tout ce que je craignais. Je vais pouvoir entamer ma troisième nuit avec soulagement. Ce Sud-ouest est devenu l’objet principal de mes cauchemars. Peut-être était-ce un bon présage, j’ai vu une bande de 20 dauphins environ jouer avec l'étrave du bateau juste avant le coucher du soleil.

 
Dimanche 31 décembre 2000.

00 h 45. Depuis que j’ai pris la météo de la zone grâce au sémaphore d’Areicife, mon moral est remonté en flèche. Je ne sens plus l’angoisse qui m’oppressait sans cesse il y a seulement trois heures de cela. Le vent est passé Nord-est. J’ai sorti le tangon de ses points de fixation. Je marche plein vent arrière, génois tangonné seul. Enfin du vent portant. Je n’ose à peine y croire !! Dehors il y a deux cargos qui se croisent. J’attends que le danger soit définitivement écarté. Je suis fatigué. Depuis le départ de Safi, je n’ai pas vraiment réussi à dormir à cause de l’état d’anxiété dans lequel je me trouvais en permanence.

02 h 20. Plus assez de vent, je renvoie le Volvo.

07 h 30. Le niveau de gasoil baisse de façon inquiétante. J’attends le petit jour pour transvaser mon dernier bidon de carburant. Voilà, c’est ma dernière cartouche pour tenter de rallier Ténériffe à temps pour me protéger du mauvais temps de Nord-ouest et surtout, je l’avoue, pour voir ma famille au moins le temps d’une soirée.
Le vent est toujours insuffisant. Pour me faire plaisir, J’ai entré le point GPS de l’entrée du Port de Santa Cruz. Lorsque je passerai son feu ce soir (j’espère inch allah !) ce sera comme si je découvrais l’Amérique. Je crois que je ne me suis jamais autant donné de mal que pour atteindre un objectif.

10 h 00. Voilà Ténériffe qui se dessine au loin. Je suis pourtant à plus de 60 miles de Santa Cruz, mais je vois la montagne de l’île. Quelle joie de pouvoir contempler enfin l’objectif final de cette première étape. Je devine mon frère quelque part là-bas au loin. J’ai réussi à contacter Ténériffe Radio qui a tenté de joindre Lalie. Mais elle n’était pas là donc je dois essayer de nouveau vers 3 heures. Pendant l’appel j’en ai profité pour contrôler le niveau d’huile moteur arrêté. Pas de problème.

12 h 55. Toujours au moteur. On ne voit plus Ténériffe. L’île a disparue sous les nuages. J’ai essayé d’envoyer mon spi juste aux alentours de 11 h 40. Le temps d’écouter la météo sur RFI. Les prévisions sont peu claires au niveau des Canaries. Nous nous trouvons dans une zone transition entre Madère et Sud Canaries. Enfin elles doivent être bonnes puisqu’ils ont négligé la zone précisément celle où je me trouve actuellement (Sud madère). J’ai très vite replié le spi. Pas assez de vent. Au moins je l’aurai fait sécher car lui aussi avait pris son bain pendant les deux tempêtes !! Il fait beau, je me suis mis un short pour la première fois depuis Gibraltar.

19 h 30. Toujours pas de vent. J’angoisse un peu pour ma quantité de gasoil. Encore quatre heures à tenir. Je me suis pris une douche cet après-midi pour être présentable, propre et rasé de près. Les discours du paternel ont du bon. Alors j’en prends de la graine.

22 h 30. Contact radio avec Marc, c’est la grande joie. Nous sommes très heureux de nous joindre enfin.

23 h 45. J’entre dans la mauvaise partie du port. Ici sont stationnés les ferrys et les cargos, pas de port de plaisance. Je suis en contact radio avec Marc en permanence. On ne se lâche plus.

00 h 00. Alors que je commence à ressortir du port, un superbe feu d’artifice est tiré, nous sommes en 2001. Tous les cargos et les ferrys donnent de leur trompe. On ne s’entend plus. C’est magnifique.

 
Lundi 1er janvier 2001.

01 h 00.
Le bateau est amarré par Marc et Nathalie qui ont pris la manœuvre en charge. Geneviève est là aussi, plus discrète. Je suis déboussolé.
C’était bien difficile de goûter pleinement ce moment de retrouvailles déjà assombri d’un départ imminent.

Lundi 1er janvier 2001. Ma famille et mes amis déjeunent sur le bateau puis c’est le départ pour l'aéroport. Tristesse, car je ne les reverrai pas avant longtemps cette fois-ci.








































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