Mardi 19 décembre
0h45 Le vent forcit encore, je prends le deuxième ris et
enroule mon Génois (plus de 60%). J’observe l’environnement, le
bateau, ses mouvements.
1h30 Toujours dehors, le vent se maintient sud sud-ouest.
Je navigue au près serré. Je me fais bastonner gentiment. Bien sûr,
j’ai effectué toutes ces manœuvres avec bottes, cirés et harnais
de sécurité frappé au mât. Je n’ai pas envie de me prendre
un bain, déjà que je me prends de bonnes douches à cette heure tardive.
Je regarde le ciel et aperçois un trou plein d’étoiles avec en son
milieu, une petite lueur qui clignote. Encore un avion de ligne
qui atterrira dans une demie heure aux Canaries.
Je les imagine confortablement installés lisant un magazine. Ambiance
calme, feutrée. Tout le monde dort ou presque. 37000 pieds sous
le fuselage de cet appareil je m’en prends plein la tronche dans
un shaker qui se dirige dans la même direction mais qui n’atteindra
sa destination que dans 88 heures approximativement, d’après mon
GPS.
2h54 Le vent souffle encore plus fort. Heureusement le réglage
effectué plus tôt était conservateur. Le bateau encaisse bien pour
le moment. Je n’ai pas encore besoin d’intervenir.
4h00 Ca souffle décidément trop fort, malgré la fatigue dûe
au manque de sommeil, j’installe l’étai largable avec le tourmentin.
Même si la manœuvre est simple dans sa conception, l’effectuer relève
de l’épreuve physique qui laisse un skipper déjà passablement fatigué,
sur les rotules. Au préalable je prends le troisième et dernier
ris. Ca souffle très fort !
8h00 Petit matin. Je découvre avec la lumière du jour une mer
très formée et très blanche. Je ne peux plus serrer le vent efficacement
donc je marche vers l’Ouest. Je n’ai pas encore pris conscience
de l’affaire Dantesque qui va me tomber dessus aujourd’hui. Le soleil
brille mais le vent doit être, vu l’état de la mer, autour de la
force 9. Là je suis obligé d’affaler la grand voile. La manœuvre
est périlleuse car je me retrouve suspendu au guindant de la voile
qui refuse de descendre à cause de la pression du vent sur les coulisseaux.
Elle faseye furieusement comme si soudain animée d’une démence incontrôlable.
Je l’amarre tant bien que mal sur sa bôme afin d’éviter que le vent
n’ai de prise sur elle et la déchire. La mer est tellement impressionnante
que je prends des photos.
A ce moment là j’ai la certitude que je suis en train de vivre un
super instant de voile avec une intensité proche de la jouissance,
celle qui rend les marins heureux de naviguer.
Je croyais le vent et la mer à leur apogée. Erreur ! ! Le ciel qui
était d’un bleu limpide se couvre d’un gris pas très foncé. Je ne
m’inquiète pas trop pour l’instant.
Question de couleur, le gris aurait présenté un aspect noir d’encre,
je me serais fait un sang de la même substance ! Je me dis que j’aurai
un bon coup de vent à raconter.
Puis au lieu de se calmer comme je me l’étais imaginé, le cours
des événements a pris une tournure pour le moins préoccupante. J’ai
commencé à m’inquiéter très sérieusement cette fois-ci. C’est comme
le prisonnier qui découvre que la balade de santé qu’on lui offre
pour se changer les idées, l’emmène en fait droit vers une guillotine.
Les vagues sont devenues énormes et je n’exagère pas. Puis elles
se sont mises à déferler dangereusement. D’abord je voyais arriver,
mais je l’entendais aussi, une montagne d’eau derrière moi, mais
vraiment une montagne, allez, une colline.
Le bateau la grimpait tant bien que mal sur le flanc car j’étais
dans une sorte de cap sous tourmentin pas très bordé. Arrivé au
sommet, je m’apercevais que la crête n’était qu’un immense bouillon
d’écume blanche. Elle embarquait carrément l’ensemble du bateau
( heureusement pas qu’une partie ! !) en commençant par l’arrière
barre à fond à contre.
La déferlante couchait le bateau sur 60 degrés de gîte. Alors là
j’embarquais des litres et encore des litres d’eau sous le vent
du bateau. Et pour finir le travail, elle me passait sur le corps
en remplissant le cockpit et indirectement l’intérieur du bateau
car les coffres situés dans le cockpit ne sont pas étanches et laissent
circuler une grande quantité d’eau.
Un peu avant, alors que le bateau était encore sous pilote, j’ai
vérifié sous les planchers pour voir s’il y avait de l’eau vu les
quantités que je me recevais sur la gueule en permanence. Il y avait
de l’eau jusqu’au dessus de la vache à eau. Encore un point fâcheux
à régler immédiatement sous peine de couler sous peu.
Je fonce sur la pompe électrique. Elle qui fonctionnait toujours,
là, elle ne fonctionne plus ! Et oui ce sont des choses qui arrivent.
Le moteur électrique tournait mais n’entraînait pas la pompe, donc
ça ne pompait rien. Je me suis précipité sur la pompe manuelle située
à l’extérieur prés de la barre franche et celle là m’a vidé
le bateau. Ouf ! un gros souci de moins. Dès les premiers coups
de pompe, j’ai senti une forte odeur de rhum mélangée à un zeste
de gasoil ! Charmant je n’ai même plus de rhum à bord.
J’avoue que cette pensée m’a tout de suite parue déplacée par rapport
au contexte. Donc dès que des déferlantes s’écrasaient dans le cockpit,
je sortais le tuyau ( et oui, la pompe n’est pas connectée à un
passe coque ! !) et je pompais jusqu'à plus d’eau tout en barrant
de l’autre main. En tout j’ai du en recevoir une dizaine.
Ce phénomène est tellement puissant que je croyais ma dernière heure
venue à chaque fois qu’elles s’abattaient sur moi.
Une des déferlantes m’a surpris au moment ou je me trouvais debout
sur le coin bâbord arrière du bateau. J’étais attaché au patara
sous pilote. Elle est passée au dessus de ma tête. Je me souviens
d’un tunnel transparent de chaque côté de mon visage. J’étais sous
l’eau. Après leur passage, le bateau se trouvait dans un bain de
mousse. Moi je prenais un bain de jambes, les planchers en bois,
les cordages, tout flottait la dedans de façon tout à fait irréelle.
Et je pompais tout en barrant.
Puis le vent qui était déjà phénoménal a encore forcit. Je ne pouvais
plus tenir le cap prés bon plein, travers. Je me suis mis en fuite,
vent arrière, vagues arrière, enfin tout le merdier derrière. Sauf
que ça me rattrapait tout le temps le merdier. J’avais l’impression
d’être au volant d’une Ligier avec un semi-remorque au cul qui me
poussait à pleine vitesse contre un mur. Le ciel est très gris.
Tout est grisâtre. L’air est mélangé à la mer en une sorte d’embrun
violent qui pénètre partout.
La mer devient alors absolument énorme. Je n’aurais jamais pu imaginer
un tel déchaînement de la nature. Les creux font entre 7 et 10 mètres.
Cramponné à la barre, je gouverne le bateau de façon à l’empêcher
de prendre trop d’angle quand les vagues le propulsent par l’arrière.
Je dois à tout prix éviter qu’une de ces vagues monstrueuses ne
le cueille par le travers et le fasse chavirer. Avec ce que je prends
comme flotte à chaque déferlante, le bateau ne survivrait sûrement
pas à un chavirage. Je suis à bout de force, épuisé physiquement,
nerveusement et pourtant ça ne s’arrête pas ( comme si cela constituait
une raison pour que cela s’arrête ! !).
A chaque fois le même scénario. Une vague énorme arrive par l’arrière,
elle me fait monter en ascenseur puis arrivé en haut, la vision
de ce qui se trouve devant est tout simplement cauchemardesque.
Il y a bien dix mètres jusqu’au creux de la vague avec un à pic
terrifiant. Et par dessus le marché, à cet instant précis, le bateau
est propulsé en avant pour partir au surf. Je suis livide de peur.
Heureusement, et j’en ai la confirmation maintenant, Winnibelle
est incapable de surfer. Il résiste et au lieu de se précipiter
en avant comme les bateaux modernes ne manqueraient pas de le faire,
il se cramponne de toute sa quille, et la vague, quand la salope
ne déferle pas, passe son chemin. Aujourd’hui je sais qu’avec un
bateau à fond plat dans de telles conditions, c’est le surf assuré.
Sauf qu’au lieu d’un surf plus ou moins horizontal, là il devient
vertical ( j’en frémis ! !) avec un enfournage sérieux probablement
suivi d’un chavirage ou pire.
La mer est tellement énorme que la peur me tenaille les tripes.
Je suis mal, je suis mal, je suis mal. Qu’est ce que je fous dans
une telle situation. Le vent doit être aux alentours de la force
10 ou 11. Je suis descendu en enfer. L’idée de la mort s’impose
comme l’issue inéluctable de cette aventure. A cette allure je vais
me retrouver broyé sur les côtes espagnoles que j’ai quitté il y
a seulement deux jours. Je n’arrête pas de gamberger. Comment ralentir
le bateau. Le vent forcit encore plus, mais cette fois ci, conjugué
à l’action de la pluie, cela a pour effet d’écraser un peu la mer.
Je tente de revenir face à la lame pour arrêter cette fuite vers
les côtes espagnoles. Je reprends un cap Ouest en faisant route
perpendiculairement aux vagues. Ca marche ! Elles déferlent moins
du fait de ce vent terrible qui écrase un peu tout ça. Je passe
correctement. Je parle à mon bateau, je lui demande de rester en
entier. J’implore le tourmentin de ne pas exploser. J’implore le
gouvernail de ne pas éclater sous les coups de boutoir des déferlantes.
Je prie la pompe de bien vouloir continuer de bien pomper. Je suis
devenu extrêmement conscient que ce jour là, c’est pour ma
vie que je me bats et rien d’autre. Je suis devenu une machine à
survivre. Eviter les erreurs à la barre lourdes de conséquences.
Pomper, empêcher que le bateau ne se remplisse d’eau. Prendre la
bonne option de route par rapport aux vagues etc.
Une fois de plus je ne peux m’empêcher d’en appeler au supérieur
qui gère tout ça. La mort quand elle rode si proche génère des réactions
insoupçonnées parfois.
Winnibelle a tenu le choc. Je suis très fier de lui. L’étai largable
est une nécessité sur un sloop et je suis heureux, particulièrement
à cet instant de m’être décarcassé à l’installer.
Le vent mollit. Les vagues sont toujours aussi énormes mais elles
ne déferlent plus. Moi, je ne suis qu’un remerciement vivant. Je
dis merci à la providence, à la tempête, à la mer pour m’avoir épargné.
J’ai pris conscience que nous sommes bien peu de chose face à la
nature en colère et qu’en plus il suffirait de si peu pour qu’une
fois là dedans, cela tourne au drame.
Démâtage, voiles éclatées, pompes inutilisables, gouvernail brisé,
panique etc. J’ai survécu et ça me rend doucement euphorique. Je
dis doucement car je suis tout simplement épuisé.
20h00 Vient la nuit, la mer est encore grosse et le vent
est maintenant irrégulier. Je me trouve à l’arrière de la perturbation.
Au loin, d’énormes cumulonimbus siègent sur un domaine que je traverse
à la hâte, en étranger. S’ensuit un début de nuit martelé de grains
toujours dans le pif, sud sud-Ouest. Je craque ! Tout seul sur mon
lit alors que ça bastonne toujours dehors sous tourmentin et Grand
voile réduite à trois ris, je me pose des questions. Vais-je jamais
pouvoir rallier Ténérife le 25 (rendez-vous avec mon
frère) ou même cet hiver ? J’en doute tout à coup. Cela fait maintenant
25 jours que je subis un Sud Ouest tenace. De plus je me trouve
à 150 miles des côtes espagnoles ou marocaines avec ce vent puissant
et contraire ( j’ai pu enfin faire un point GPS. Dans les vagues
montagne, il ne fonctionne pas !). Chose étrange, je me mets à pleurer
tout seul dans mon petit bateau perdu au milieu de l’Atlantique.
Décidément je ne suis pas un héros comme disait Ballavoine ! Ca
me fait du bien car je m’habille de nouveau ( ciré trempé, bottes
pas moins sèches...) et je prends un cap Sud Est pour revenir vers
la côte avec une composante Sud. Et là surprise, un vent s’établit
plein travers par rapport au cap qui m’emmène vers les Canaries.
Le moral remonte et je passe encore une nuit sans dormir à cause
des grains violents et nombreux. |
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Mercredi 20 décembre
8h15 Mon pilote tout neuf me lâche. Je sors l’ancien et tente
de me reposer en vain. Je suis sous toilé mais je n’ai plus l’énergie
d’effectuer la moindre manœuvre. Finalement je m’oblige à prendre
3 oranges pressées et de la vitamine c puis je démonte le pilote.
Bien c’est réparable. Je repars, Ca marche. Je retente de me reposer
sans pouvoir trouver le sommeil. Ca secoue trop sous les innombrables
grains. De plus le satané pilote repasse en stand-by l’enfoiré !
15h00 J’affale le tourmentin, établis le génois à 60% de
sa surface et relâche le troisième ris pour prendre le deuxième.
Ca va mieux, les grains s’espacent.
18h00 Le vent est en train de revenir secteur Sud Ouest.
Je suis de nouveau au près serré. Evidemment je ne peux m’empêcher
d’être extrêmement frustré. J’ai renvoyé toute la toile mais vu
la gîte, il va falloir que je recommence à réduire. Je passe la
nuit au près serré et effectivement j’ai du réduire progressivement
toute la nuit. |
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Jeudi 21 décembre
7h00 Je suis maintenant sous tourmentin et grand voile à
trois ris. Le vent est de nouveau aux alentours de la force 8. Ca
continue de forcir encore tout au long de la matinée.
Mon estomac se serre car j’ai compris. Vu les symptômes, une nouvelle
perturbation va me passer dessus. Je suis déjà proche de l’épuisement
sans sommeil, sans manger.
12h00 Je vois au loin un autre voilier qui apparaît et disparaît
selon nos positions respectives sur les vagues. Lorsque nous sommes
tous les deux sur une crête, nous nous apercevons. Lorsque l’un
de nous ou deux sommes au creux de la vague, on ne se voit plus.
Simple détail qui en dit long sur la taille des vagues déjà très
grosses à cette heure là. Je navigue maintenant sous tourmentin
seul et le moteur à bas régime pour augmenter ma manœuvrabilité
par rapport aux vagues qui recommencent à déferler.
12h35 Je contacte mon voisin par VHF. Je ne sais rien de
lui sauf qu’il est en train de prendre la météo sur RFI. Il me rappelle
avec la météo. Evidemment elle est très mauvaise. Nous allons nous
recevoir une belle perturbation en pleine gueule. Je lui demande
alors quelle sera sa stratégie. Il me répond assez sur de lui et
sans angoisse dans la voix qu’il va tout simplement étaler. Je lui
demande s’il possède des informations sur la ville de Safi qui se
trouve sous notre vent. Il me répond par la négative.
J’apprendrais plus tard qu’il fut obligé d’abandonner son voilier
dans la nuit. Alors je continue sous tourmentin et moteur.
Lui ne possède pas d’étai largable et navigue sous grand voile arisée
au maximum.
17h00 Je n’en peux plus, les vagues sont de nouveau énormes.
Le vent ne cesse de forcir toute la journée. Cette fois-ci, la perturbation
semble durer et gonfler tout doucement.
Je suis pour la seconde fois épouvanté comme un animal qu’on traque
pour sa peau. Je suis à genoux dans le cockpit pour tenter de me
protéger un peu des embruns qui me fouettent le visage avec force.
Mes mains sont fripées par l’eau salée depuis des jours maintenant.
Cette journée devient démentielle, terrifiante. J’en viens à supplier
que tout cela s’arrête ou au moins s’atténue un peu. Je barre, négocie
les vagues et me prends des déferlantes suivies d’intenses séances
de pompage manuel pour vider coûte que coûte le bateau.
A chaque fois que le bruit de succion de l’air se fait entendre
et que le manche de la pompe devient mou, j’éprouve un intense sentiment
de soulagement.
Pas encore cette déferlante qui m’aura ! Et la routine s’installe.
Barrer, pomper. Barrer toujours et pomper encore car ces saloperies
de déferlantes n’arrêtent pas de se briser sur le bateau.
17h30 Je croise un cargo orange. Il avance tout doucement
à la cape face aux vagues. Ces bateaux d’habitude, donne l’impression
de glisser tels des cathédrales flottantes sur l’eau plate. Aujourd’hui
les vagues l’enveloppent de toute part. On dirait qu’il va se faire
gober par la mer. Les vagues montent à l’assaut de ses flancs avec
une aisance surprenante. On se demande comment elles sont capables
de soumettre un aussi gros navire à une progression aussi laborieuse.
Quant à moi, je le croise sur sa poupe. Le spectacle est fascinant
et me détourne l’espace d’un instant de ma condition précaire. Le
cargo disparaît sous les montagnes liquides. Sous la capote de Winnibelle
il y a une grosse araignée qui vient de sortir de je ne sais ou.
Nous naviguions ensemble depuis St Cyprien et je n’en savais rien.
Ensemble dans cette galère aujourd’hui. Je ne peux m’empêcher d’éprouver
de la sympathie pour cet être vivant aussi mal en point que moi.
Elle est totalement désorientée, ne sait plus comment réagir. Elle
sort de la protection de la capote et se rend sur le plat bord au
vent du bateau. Je ne comprends pas pourquoi elle agit comme cela.
Ne se rend elle pas compte que c’est là que le vent et les vagues
sont les plus violents. Puis elle se recroqueville sur elle même
et meurt sous mes yeux.
Ma petite araignée vient d’être emportée par une vague de plus.
Elle est morte et moi je suis peut être le suivant. Cette pensée
me traverse l’esprit.
19h30 La nuit vient de tomber. Le vent a encore forcit. Je
suis toujours à genoux dans le cockpit avec la barre dans le dos.
Je pleure, j’appelle Maman et Papa. C’est tellement insoutenable
maintenant que j’agis comme un automate tout en pleurant. Je vis
un enfer ou chaque seconde me martèle la tête et me lamine le corps
avec rage.
Ma tête vibre sous la pression du vent comme lorsque l’on se trouve
en moto sur le siège du passager. J’ai du mal à focaliser ma vision
à cause de cette vibration. Je ne vois plus rien. Winnibelle n’est
plus qu’un point percé de quelques rayons de lumière diffuse au
milieu d’un noir opaque. Je ne sais plus d’ou viennent les déferlantes
ou les vagues. J’avance en barrant par rapport au vent. C’est ma
girouette fluorescente en tête de mat qui m’indique la direction
a suivre.
23h00 Ca forcit toujours. Les déferlantes se crachent sur
le bateau de façon régulière. Je suis toujours au cap travers, près
bon plein pour négocier les vagues, mais je ne négocie plus rien
dans le noir. Impossible de savoir comment ou à quelle sauce les
vagues vont me bouffer. Le vent atteint une telle violence qu’une
mini troposphère mi eau mi air se forme au dessus de la mer. C’est
une zone ou l’air n’est autre chose que de l’eau en lévitation.
Ca pénètre partout. Mes vêtements sont trempés. L’intérieur est
complètement humide. Tous les hublots fuient ( alors que je les
ai entièrement refais ). Des colonnes d’eau pénètrent par les deux
aérateurs de la salle de bain. Et je continue de pomper régulièrement.
Rester vide, continuer de flotter quoi qu’il arrive. Voilà mon obsession.
23h30 Le vent est trop violent maintenant. J’ai peur d’éclater
mon tourmentin. Je décide alors d’amener la voile tempête et de
me mettre à la cape à sec de toile, barre amarrée. Je m’exécute
dans un de ces numéros d’acrobate dont je commence à avoir le secret.
La voile est amenée puis fortement attachée au balcon avant pour
ne pas qu’elle s’envole et ne se déchire. C’est tout comme le Génois.
Il faut n’offrir aucune prise au vent qui risquerait de dérouler
ou déplier une voile. Combien d’entre elles se sont vue réduites
en lambeaux parce qu’elles n’étaient pas suffisamment bien sécurisées
sur leur support. Je rampe sur le pont jusqu’au cockpit puis décide
de rentrer à l’intérieur pour me changer et me reposer un peu. Je
sais qu’à l’extérieur la tempête est à son paroxysme, mais je n’en
peux plus. Je me déshabille, me change avec des vêtements humides
car il n’existe pas un millimètre cube du bateau qui ne soit touché
par l’humidité. Mon ciré, les bottes et les vêtements que je portais
à l’extérieur sont sur le plancher. Je m’installe sur la couchette.
A peine 10 minutes plus tard, une grosse déferlante couche le bateau
et projette tout ce qui se trouve sur bâbord à tribord y compris
moi. Je m’étais assoupi ou plutôt, j’avais sombré dans une sorte
de coma de fatigue. Je me réveille dans un enfer sans nom.
Les objets les plus hétéroclites ont bombardés le coin cuisine.
Mes deux pilotes, la caisse de fruits et légumes, tout ce qui se
trouvait sur la table à carte et dans ses equipets gît épars de
l’autre côté du bateau. Beaucoup plus grave, je m’accroche aux mains
courantes et me met debout. Mes pieds trempent dans cinq centimètres
d’une eau qui se balade allègrement dans le bateau, joyeuse, comme
si elle était heureuse d’être venue me rendre une petite visite.
Je ne m’habille même pas pour sortir. Je suis déjà dehors à moitié
couvert en train de pomper comme un damné.
La pluie et les embruns mélangés me trempent en deux minutes. Cette
fois ci j’ai mis vingt minutes pour vider le bateau. Encore une
fois je me sens soulagé.
Je rentre de nouveau pour me ré enfiler tout le bastringue. Plus
question de me reposer. Les conséquences peuvent être trop dangereuses.
Il me faut demeurer en alerte permanente pour réagir immédiatement.
J’enfile le ciré et les bottes qui, quelques minutes plus tôt, flottaient
ensemble dans l’eau de mer qui avait envahi l’intérieur. Je n’ai
jamais atteint une telle rage de vivre. Je claque des dents. Transi
par le froid et l’humidité, j’attends à l’intérieur que la prochaine
veuille bien se manifester. C’est fait. Encore une autre. Comme
d’habitude le cockpit est plein d’eau, les planchers en bois exotique
flottent avec les cordages divers qui se trouvent là.
Ecoutes de génois, écoutes de tourmentin, écoute de grand voile,
écoute d’enrouleur etc. Le pompage me réchauffe un peu. Au moins
pendant la nuit j’ai cessé de barrer ce qui me libère les deux mains
pour pomper. Au dessus de ma tête j’entends l’éolienne qui tourne
à une vitesse aberrante. J’aurais dû la bloquer pour arrêter
sa rotation folle mais il est trop tard maintenant. La manœuvre
serait suicidaire car il faut grimper sur le balcon arrière pour
enfiler un cordage dans l’hélice du générateur en faisant en plus
très attention de ne pas se faire démembrer ou pire décapité par
les pales de l’engin. Alors elle tourne. J’espère qu’elle ne va
pas rendre l’âme elle aussi et rejoindre le pilote sur la liste
des avaries. |
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Vendredi 22 décembre
4h36 Le vent mollit assez pour que je renvoie le tourmentin.
Me revoilà en route au jugé, sans autre point de référence que la
girouette de tête de mât. Je me motive comme la chèvre de Monsieur
Seguin pour durer au moins jusqu’au petit jour.
8h30 J’envoie la grand voile à trois ris, mais il y a encore
trop de vent. Le bateau prend un angle de gîte exagéré et embarque
de l’eau sous le vent à chaque passage de vague déferlante ou pas.
J’ai aussi repris le pompage a une main, la barre accaparant l’autre.
J’affale la GV.
9h00 Je renvoie la grand voile à trois ris, cette fois ci elle
tient le coup. J’ai encore survécu à cette perturbation. La mer
est encore très grosse mais devient gérable.
J’embarque moins d’eau car les déferlantes se font plus rares. Je
viens de regarder dans le coffre bâbord du cockpit. Je pourrais
y élever des crevettes. C’est un véritable aquarium que je trimballe
sur le bateau. Mes précieuses boites à outils gisent au fond du
coffre entièrement recouvertes d’eau de mer ! Le vent est toujours
Sud Ouest. Je fais route vers la côte. Il y a une ville que je pourrais
peut être atteindre au Sud de Safi. Elle s’appelle Mogador.
14h00 J’arrive en vue de la cote africaine. J’en profite
pour avaler une conserve d’olives vertes et trois boites de thon
à l’huile pendant que mon vieux pilote est à la barre.
16h00 Je n’atteindrai pas Mogador, le vent me pousse sur
la côte au nord de cette ville. La couleur de l’eau est devenue
marron, la mer est extrêmement hachée.
Au sondeur il n’y a que trente mètres d’eau sous la quille, alors
je vire de bord en urgence pour m’écarter de la zone. A ma grande
consternation, je suis en train de faire exactement marche arrière.
La dérive due aux vagues et au vent est telle que je suis en train
d’effectuer un magnifique bord carré. Je perds tout le bénéfice
d’une journée de navigation. Je n’avance pas je recule même avec
cette côte dangereuse vers laquelle les éléments me poussent inexorablement.
J’ai beau me battre, elle se rapproche petit à petit. Si seulement
j’avais des cartes de cette zone ! Complètement épuisé, je ne sais
plus quoi faire. Je veux aller à Tenerife mais le vent m’en interdit
l’accès. De plus je viens de subir deux grosses perturbations et
la mer ne débande toujours pas ! J’ai peur maintenant qu’une troisième
de ces saloperies ne déboule encore pour m’achever. J’avance un
peu comme ça, parce qu’il faut bien avancer. Mais pour quoi faire,
pour aller où. Seul dans cette immensité Atlantique si hostile.
Je ne sais plus pourquoi j’avance.
17h00 Je décide, après m’être ressaisi un peu, d’appeler
grâce à la VHF je ne sais trop qui. J’ai besoin de connaître la
météo. En fait c’est un de mes deux grands problèmes. Je ne sais
pas quel temps il fera cette nuit et demain et après demain. Tout
est conditionné par la météo. Je viens de vivre deux tempêtes parce
que je ne savais pas qu’elles allaient se produire dans ma zone
de navigation.
Ensuite dans l’hypothèse peu probable ou je connaîtrais la météo,
il me faut des précisions sur les ports marocains qu’il serait possible
de rallier en cas de nouveau coup de vent, Alors j’appelle. Toujours
le même message dans le vide : Y a t-il quelqu’un qui pourrait me
communiquer des infos météo. Rien, pas de réponse. Je continue de
m’écarter de la côte ma pire ennemie vu le contexte. Je fais route
contre le vent et les vagues dans le Nord Ouest, direction totalement
délirante alors que je dois me rendre à Ténérife située
au Sud Ouest de ma position ! Je jette un coup d’œil à mon éolienne.
Quelque chose ne tourne pas rond, c’est de circonstance concernant
une éolienne ! Sa vitesse de rotation est beaucoup trop lente par
rapport à la vitesse du vent. J’ouvre le grand coffre et accède
au porte fusible qui protège le régulateur. Le tout est complètement
fondu. Bien, cette protection a fonctionné et le régulateur n’a
normalement pas dû être touché par les courants de forte intensité
que l’éolienne n’a pas manqué de générer pendant les surventes.
J’organise l’intervention, outils, fusible, porte fusible etc. Je
suis obligé de bricoler un porte fusible en combinant les éléments
des deux car les fils ne sont pas du même diamètre. Après une heure
de travail dans une mer toujours grosse, le porte fusible est changé.
Rien aucun changement. L’éolienne est définitivement hors service.
Ca c’est fâcheux. Cela veut dire que je ne peux plus compter que
sur l’alternateur du moteur pour recharger les batteries.
19h00 Après d’autres appels VHF tout aussi infructueux que
les premiers, je décide de mettre en route le Volvo pour tenter
de gagner un peu d’angle sur ma direction actuelle vers le Nord
Ouest. Avec le moteur je pourrai peut être passer à l’Ouest Nord
Ouest ! Après 5 minutes, la vibration familière du moteur s’atténue
puis s’arrête. Plus de moteur ! ! Plus d’éolienne ! ! plus de pilote
! ! Je suis assis sur le banc du cockpit, les yeux dans le vague.
Je navigue sur une sorte de bateau fantôme à bord duquel plus rien
ne fonctionne et où le sens même de la direction à prendre
ne m’apparaît plus clairement. Je m’obstine toujours vers le large,
vers une route qui me rapprocherait de ma famille, de mes amis.
J’ai tellement besoin de les voir après cette épreuve, cette souffrance.
Bon je fais le bilan. Que me reste t il ? Un bateau, des voiles
pour le faire avancer, un vieux pilote, un GPS qui marche aussi
avec des piles électriques indépendantes du circuit principal. Je
pourrais donc toujours me rendre quelque part, même dans l’état
actuel du bateau. Le problème c’est qu’à ce moment là je suis parfaitement
incapable de définir ce quelque part.
20h00 Pas question de se laisser aller. J’organise ma riposte.
Je baisse les voiles, arrête tous les équipements qui consomment
du courant afin de pouvoir bénéficier de toute l’énergie électrique
possible pour redémarrer le moteur s'il est réparable bien sur.
Je change les piles de ma lampe frontale, celles de la lampe torche,
enfile mes vêtements de bricolage. J’organise le chantier, les outils,
le filtre à gasoil etc. Après avoir vidé le coffre par lequel on
accède à l’arrière du moteur, je commence l’intervention. Le roulis
du bateau stoppé est énorme. Il faut tout bloquer pour éviter d’envoyer
les outils et le reste par dessus bord. L’espace d’un instant, je
soupçonne le réservoir de gasoil d’avoir lui aussi embarqué de la
flotte. Je vérifie l’état du carburant à la sortie du réservoir.
A mon grand soulagement, il est clair. Je change le filtre du préfiltre,
vérifie le filtre fin en amont de la pompe à injection, purge le
système et sur le coup de 23h10, le volvo redémarre. Je range tout
dans un état d’euphorie qui me recharge un peu. Au moins je viens
de récupérer mon moteur. C’est une belle victoire ! Je reprends
les appels VHF pour tenter de capter l’attention d’un cargo ou d’un
autre voilier. Je ne sais pas à cet instant que la perturbation
a complètement balayé la mer de la présence de voiliers. Je suis
le seul dans le secteur.
23h46 Le miracle s’accomplit. Un homme vient de me répondre
! D’abord je ne comprends pas d’où il appelle. Il s’agit
en fait d’un sémaphore opérant sur la côte marocaine. Fabuleux,
leur raison d’être, c’est l’assistance aux navires ou voiliers en
difficulté. Après lui avoir communiqué ma position, le nom du bateau
et celui du skipper, nous pouvons enfin passer aux choses sérieuses.
Pouvez vous me communiquer la météo pour cette nuit et celle de
demain ? C’est le premier des deux éléments qui me manquent pour
prendre une décision. La réponse me fait froid dans le dos : rentrez
immédiatement dans un port marocain, vous êtes menacé par un fort
coup de vent avec une mer très forte à grosse. Plus question de
faire route vers le Nord Ouest. J’étudie la carte par rapport à
ma position et la direction du vent. Safi est pour moi le port le
plus facile à atteindre. L’homme du sémaphore me propose un port
au Sud de Mogador. Mais vu la direction du vent, il me sera impossible
de l’atteindre. Je lui demande des informations sur Safi qui se
trouve exactement sous le vent de ma position à environ 70 Km au
large. Pas de problème pour Safi me dit il. C’est un grand port
de commerce et de pêche, vous y serez à l’abri. Je ne sais toujours
pas d’où cet homme me parle. L’ensemble de l’échange s’est
passé sur le canal 16 car tous les autres canaux ne nous permettaient
pas de communiquer clairement. J’oriente immédiatement le bateau
vers Safi. |
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Samedi 23 décembre
00h00 Le vent est de force 5, la mer est forte et me
pousse à 6 nœuds vers ma nouvelle destination. J’y serai dans 6
heures environ. Cet homme à la VHF vient de me donner une direction
à suivre. Sans lui je serai en train de naviguer au devant d’une
troisième perturbation. Celle ci durera trois jours et trois nuits.
Que serait il advenu de mon bateau et moi ? Heureusement je n’ai
plus besoin de réponse à cette question.
5h30 J’entre dans le port de Safi non sans m’être encore
une fois fait peur car le feu de la digue principale est hors service
à cause de la violence des deux précédentes perturbations. Je suis
arrivé en face d’un mur de rocs peu hospitalier. Enfin avec les
quelques lumières de la côte, j’ai pu vaguement distinguer l’extrémité
de la digue sur bâbord. Le responsable de la capitainerie me positionne
à couple d’un bateau de pêche école. J’effectue la manœuvre seul.
Après 6 jours et 6 nuits, Winnibelle est enfin à l’abri. Sur le
quai c’est marée basse. Je vois un homme grand avec une djellaba
sombre qui flotte au vent. La scène a quelque chose de mystique.
Cette vision est très puissante et me marquera à jamais. Cet homme
qui se tient là, debout sur le quai, c’est mon sauveur.
08h00. Je ne peux toujours pas dormir car, une ribambelle
de marocains en uniformes divers et variés, m’ensevelissent sous
une liasse de papiers à remplir. Ils défilent les uns après les
autres avec toujours les mêmes questions. Ils sont bien décentralisés
dans ce pays. La douane, la Direction du port, la Gendarmerie Royale,
la Gendarmerie Maritime, l’Immigration, les Affaires Maritimes…
!!
Enfin seul je décide d’aller en ville pour appeler mes parents que
je devine anxieux. Là encore l’affaire n’est pas simple car il me
faut retirer un peu de dirhams pour acheter une carte téléphonique.
Je raisonne bien sûr en occidental habitué aux services qui fonctionnent.
Après trois distributeurs récalcitrants, une femme dans le même
cas que moi, m’emmène en voiture à la ville nouvelle. Là nous trouvons
un distributeur qui fonctionne. Je remercie la charmante dame et
me dirige à pieds, en face, où se tient une Poste avec des cabines.
Au préalable j’ai acheté une carte au tabac du coin. Pas de chance
il y a très peu de cabines à cartes câblées, il faut que je retourne
à la Poste près du port pour en trouver une qui accepte ma toute
nouvelle carte. J’ai enfin ma mère au téléphone. Quelle joie délicieuse
de pouvoir les rassurer. Je les devine au bout du téléphone, à la
Méridiana, rayonnants.
Cette conversation est chargée d’amour, nous vibrons tous de façon
intense à cet instant là. Tout va bien, je retourne au port. Complètement
épuisé, les pas sont lents. J’ai l’impression que la terre est en
mouvement. Mais quelle euphorie de me retrouver dans cet endroit
bien vivant. Je traverse une citadelle complètement investie par
des dizaines de tout petits commerces. Ca grouille de gens en djellaba,
d’étalages divers. Il y a des fruits et légumes à profusion et moi
je flotte au milieu de tout ça. L’atmosphère me semble légère, ouatée
comme si j’étais détaché de la réalité. De retour au bateau, je
retrouve le champ de bataille. Le coin toilettes est encombré par
tous les vêtements trempés. Tout est mouillé ou humide et sans dessus
dessous, mais je n’ai pas d’énergie pour remettre de l’ordre. Je
mange une boîte de raviolis à 14 h 00 puis vais enfin me coucher.
18 h 00. Debout. Je range un peu puis je retourne me coucher
vers 20 h 00. Pour une nuit calme et sans réveil. |
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